L'enseignement supérieur: illusions et réalités O. E. Thur * Lorsque j'ai reçu le sujet qui m'a été attribué dans les cadres de ce colloque, c'est le souvenir du poète et écrivain Gabriele d'Annunzio qui m'a traversé l'esprit et le souvenir de son expression célèbre qui continue à faire le tour du monde depuis plus de cinquante ans, « vivere pericolosamente », vivre dangereusement. Est-il entreprise plus périlleuse que d'exprimer des idées critiques devant un parterre d'universitaires sur les finalités de leurs activités, et cela non pas d'un point de vue personnel, mais bien du point de vue de la société canadienne tout entière. En effet, le sujet précis qui m'a été communiqué est le suivant, et je cite : « Partant de votre propre réflexion sur les anticipations que s'est formées la Société canadienne à l'égard de ses universités èt de ses collèges, vous serait-il possible de mettre en relief l'écart passé, actuel et prévisible entre ces anticipations et les réalisations. » Délicate entreprise s'il y en a une, qué celle de comparer attentes et réalités, puisque d'emblée, je pourrais être placé au centre d'un triple conflit, alors que je n'en cherche aucun. Conflit avec l'opinion publique, car une seule personne, quelle qu'elle soit, ne peut avoir qu'une perception de ce que la société canadienne attend, attendait, ou attendra de ses universités et de ses collèges. Pour sortir de ce dilemme, je me réfère simplement à la maxime : « Voici le problème tel que je le vois, et quiconque le verrait autrement a, dans un sens, raison ». De toute façon, tant de choses sont affirmées de nos jours au nom de la société, que la société a cessé de s'en émouvoir. Par ailleurs, dans un domaine aussi particulier que celui des universités et des collèges, il est à craindre que la société n'attende que ce que nous avons fait miroiter à ses yeux. Si des illusions s'étaient donc formées, nous en sommes tous responsables. Ceci nous conduit à un second conflit possible, conflit avec ma propre confrérie d'économistes. Il me semble, en effet, que les économistes n'ont pas fait preuve de leur prudence proverbiale dans ce domaine d'application qu'est l'économie dé l'éducation. En effet, à un moment donné, la convergence d'aspirations politiques et sociales a produit un résultat insolite, celui de dévoiler l'existence de toute une filière d'économistes plus * Otto E. THÛR, vice-président, Conseil économique du Canada. 26 STO A prompts à faire la mise en marché que l'analyse. C'est insolite puisque les économistes étaient réputés de consacrer tous leurs efforts au travail analytique avant de s'aventurer dans l'action politique. Finalement, conflit possible avec les universitaires en général. Si tel devait être le cas, je serais le premier navré. De mes vingt années de vie professionnelle, j'en ai passé dix-huit à l'université et j'ai encore le souci de ne pas trop m'en éloigner. C'est donc bien mon milieu naturel. Si je formulais des remarques qui pourraient apparaître comme des critiques, je vous prierais par conséquent de les interpréter comme venant de l'intérieur plutôt que de l'extérieur. Quant au sujet lui-même, nous le traiterons sous quatre titres, correspondant aux quatre parties de nos réflexions. La première partie concerne les hypothèses de base du raisonnement qui nous a fait croire que le maximum d'instruction devait répondre au maximum de progrès. La deuxième sera consacrée aux problèmes qui apparaissent lorsqu'on se lance à toute vapeur « à la recherche du temps perdu ». La troisième doit envisager, ne fût-ce que brièvement, la question de l'égalisation des chances grâce à l'instruction. Finalement, là quatrième sera dédiée de façon plus particulière aux institutions concernées, soit les universités et les collèges, et aux points d'interrogation qui se dressent aujourd'hui devant elles. Les quatre, parties proposées sont évidemment intimement liées entre elles. Le •découpage est simplement un découpage pragmatique et de commodité, sinon la dimension du sujet nous ferait aisément échapper certains problèmes essentiels. 1. Le maximum d'instruction correspond au maximum de progrès La grande promesse de l'instruction, et particulièrement de l'instruction postsecondaire, fut celle de conduire notre société vers un progrès beaucoup plus rapide que dans le passé. L'instruction fut donc présentée à l'opinion publique comme une clef capable d'ouvrir la grande porte du bien-être collectif. . . Il y eut d'abord une série de travaux de recherche économique sur les différences de revenus suivatit les degrés de formation. Se servant au point de départ d'une répartition des revenus donnée, il n'était évidemment pas difficile dé prouver que l'instruction était un investissement rentable. Projetant les différences constatées dans l'avenir, la cumulation des gains dus à la formation et réalisés tout au long d'une vie professionnelle active donnait des sommes bien supérieures aux sommes de dépenses consenties en vue d'acquérir la formation en question. Supposant que tout ce qui est vrai pour un individu doit être vrai pour tout individu, le « qui s'instruit s'enrichit » est devenu une maxime générale. Et nous cumulâmes tous les gains, les comparâmes aux coûts consentis par les individus et par la société, et le résultat global fut exaltant : peu d'investissements parmi tous les investissements possibles pouvaient se targuer de rendements aussi élevés. STO A 27 Cépendant, lorsque les mêmes rendements sont calculés avec des données récentes, nous constatons qu'ils commencent à baisser pour beaucoup de diplômes post-secondaires. Les rendements présents ne sont plus les mêmes que ceux d'il y a dix ou quinze ans, et cette tendance se maintiendra nécessairement à l'avenir. En effet, les différences de revenus attribuées à l'instruction dépendent non seulement de cette instruction mais aussi des offres et des demandes pour chaque diplôme. Un accroissement considérable de l'offre ne peut que déprimer les différences de revenus s'il ne s'accompagne pas d'un accroissement de demande analogue. Avant d'extrapoler une structure existante de revenus pour des périodes de trente ou quarante ans, il faudrait connaître la forme des courbes d'offre et de demande et leurs déplacements probables. À ce point intervient une deuxième difficulté. Les formes et les déplacements de la demande ne sauraient être calculés qu'à la condition que nous disposions de modèles de croissance opérationnels qui parviennent à relier effectivement, et non pas symboliquement seulement, la croissance du produit national, le progrès technique dans son acceptation la plus large, la production de connaissances nécessaires à ce progrès technique, et finalement l'instruction nécessaire à la production des connaissances. Of, jusqu'à présent, les modèles présentés n'ont pas satisfait à cette exigence. Chacun des modèles recourt à des hypothèses non vérifiables concernant le progrès technique et les connaissances. Ces hypothèses ne sont qu'immunisées contre la réalité, c'est-à-dire que le modèle n'est pas contredit empiriquement. Mais beaucoup d'hypothèses jpeuvent subir de tels tests d'immunisation, y compris des hypothèses qui peuvent être contradictoires entre elles. Sans nous étendre sur des problèmes de technique analytique et sans présenter les différents modèles dans leur ensemble ; nous pouvons envisager néanmoins les résultats qui se dégagent de quelques modèles connus, du point de vue de leur utilité pour la programmation de l'éducation. Les modèles de croissance disposent généralement d'une pièce centrale qui est la fonction de production. Toute fonction de production s'applique à préciser la façon dont le facteur travail et le facteur capital sont combinés en vue de produire le résultat, que ce soit le produit national dans les modèles macro-économiques ou bien la production de secteurs économiques dans les modèles désagrégés. Les estimations économétriques permettent de calculer la contribution du travail et la contribution du capital, mais une fois ces contributions calculées, nous constatons que toute la croissance de la production n'a pas été expliquée ; il subsiste un résidu non expliqué. À ce résidu on donne le nom de « progrès technique », de « progrès technologique », d'« efficacité de combinaison de facteurs », ou encore de « la contribution de la formation et de la technologie à la production". Il est donc important de ne pas perdre de vue le fait que la croissance de la production est due à deux facteurs connus, le travail et le capital, et à un troisième facteur, largement non identifié, qui n'est obtenu que par la simple différence entre la 28 STO A production et les contributions des deux facteurs connus. Cette différence englobe une multiplicité d'éléments quantitatifs difficiles à préciser. Parmi les modèles de croissance, certains se sont appliqués à déterminer ce que pouvait être le contenu de cette différence ou de ce résidu. Regardons trois d'entre eux, ceux de H. Uzawa, E. Phelps et K. Shell 1 . Chacun de ces modèles tente d'expliciter la signification du résidu, appelé taux de croissance de l'efficience de l'économie. H. Uzawa croit que le taux de croissance de l'efficience économique est proportionnel au nombre de personnes qui se consacrent à promouvoir cette efficience. Se consacrent à cet objectif tous ceux qui sont engagés dans des activités d'instruction, de recherche et de développement dans le sens le plus large de l'expression. Ainsi, dans l'approche d'Uzawa, le rapport entre les personnes employées dans les activités d'instruction, de recherche et de développement et la main-d'œuvre totale employée devrait servir d'explication du taux de croissance de l'efficience de l'économie. Les approches de Phelps et de Shell sont voisines : pour eux, le taux de croissance de, l'efficience devrait s'expliquer à l'aide du concept de « recherche efficace ». La recherche efficace dépendrait du volume du capital et du travail consacrés à l'enseignement, à la recherche et au développement. La vérification de ces hypothèses exigerait que nous puissions mesurer l'un et l'autre des deux termes de l'éqiiation en cause. Dans le modèle d'Uzawa, nous devrions pouvoir mesurer directement et non pas indirectement le taux de croissance de l'efficience d'une part et nous devrions pouvoir mesurer l'emploi dans l'instruction, la recherche et le développement par rapport à l'emploi total d'autre part. Or, le premier terme n'est pas mesurable directement, il n'est obtenu qu'à titre de résidu. Et un résidu n'est pas la mesure d'un phénomène, il est la mesure de notre ignorance. Dans les modèles de Phelps et de Shell, le concept de recherche efficace échappe évidemment à toute possibilité de saisie précise. Les hypothèses de base des modèles n'étant donc pas vérifiables quant à la relation précise qui devrait exister entre la croissance économique d'une part et l'instruction et la recherche de l'autre, ces modèles s'avèrent être non opérationnels. Ils ne peuvent donc nous servir de guide dans les décisions à prendre concernant le problème central de l'économie de l'éducation, celui de savoir quelle devrait être la formation dont devraient disposer les différents segments de la main-d'œuvre pour contribuer efficacement à la croissance économique. (Remarquons, entre parenthèses, que la conclusion finale que tire E. Phelps de son modèle de croissance est pour le moins surprenante : ne conclut-il pas en effet, que la croissance économique est entièrement indépendante de la recherche efficace — indépendante du volume de capital et de travail consacré à l'enseignement et à la recherche ?) On a cru un moment que le défaut principal de ces modèles était leur excès d'agrégation et que des progrès pouvaient être réalisés si, au lieu de parler de l'ensemble de l'économie, on envisageait plutôt le problème par secteurs d'activité. Cette voie fut STO A 29 explorée récemment et il s'avère qu'elle se heurte à des difficultés analogues à celles des modèles mentionnés. Il s'agit du modèle de H. Gerfin 2. Dans le modèle de Gerfin nous trouvons deux fonctions de production pour chaque secteur d'activité : une fonction de production des biens et une autre fonction de production du progrès. On suppose donc, correctement d'ailleurs, que les ressources en capital et en travail de chaque secteur sont partagées entre la production des biens et entre la réalisation du progrès. Quiconque connaît l'information dont nous pouvons disposer à ce sujet, se rend immédiatement compte de la somme colossale d'obstacles statistiques qui se dressent devant une telle entreprise. Toutefois, ces obstacles ne constitueraient qu'une difficulté de fait, et non pas une difficulté d'ordre théorique. Cette dernière suit cependant dès le pas suivant. Les résultats de formation et de recherche obtenus dans un secteur sont, à des degrés divers, transmissibles à d'autres secteurs. Il faut donc introduire cette diffusion possible et Gerfin le fait à l'aide de « matrices de transmission ». La matrice de transmission de chaque secteur devrait rendre compte des accroissements de productivité qui se manifestent dans tous les autres secteurs grâce à la production de progrès réalisée dans le secteur en question. Ces matrices ne sont pas vérifiables évidemment, et, une fois de plus, nous avons un modèle non opérationnel. La désagrégation des modèles ne résout donc pas le problème initial, celui d'établir un lien opérationnel entre la formation, les connaissances et le progrès. Bien entendu, la démonstration qui vient d'être faite ne met pas en doute l'existence de liens certains entre la formation, les connaissances et le progrès. Elle indique seulement que nos connaissances actuelles sont insuffisantes pour arriver à des conclusions fermes concernant la forme et l'intensité de ces liens. Il serait déraisonnable de douter de la contribution de l'enseignement et de la recherche au progrès. Mais à la question de savoir si le maximum d'efforts dans l'éducation nous assurait effectivement le maximum de progrès, nous devons répondre que nous ne le savons pas. Ceci ne doit pas nous empêcher d'ailleurs de garder un préjugé favorable procédant du bons sens, luimême nourri d'observations historiques, et qui veut que si un certain effort a produit un certain résultat positif, plus d'efforts devraient vraisemblablement conduire à plus de résultats, même si nous ne savons pas de combien plus. Le raisonnement de l'économiste est avant tout un raisonnement conditionnel. Ses affirmations sont précédées d'une série de « si », et chaque « si » représente une hypothèse. Et lorsque l'économiste s'engage dans des questions d'éducation, il ne peut procéder autrement. Les difficultés proviennent du fait que parfois lui-même, souvent d'autres, transforment les résultats obtenus directement en programmes d'action, en oubliant le caractère conditionnel des résultats en question. Je ne crois pas me tromper en disant que, devant l'opinion publique, nous avons trop insisté sur les bienfaits économiques de l'éducation, chiffres à l'appui autant que possible. Le chapitre 4 de l'Exposé 30 STO A annuel de 1965 du Conseil économique du Canada est un monument à cet égard. C'était bien haut qu'il a été dit que les individus et la société bénéficieront d'une grande rétribution financière s'ils consacraient plus d'efforts à l'éducation. Mais il n'a pas été dit qu'il fallait aussi sous-entendre qu'il n'en sera ainsi qu'à la condition que le plein emploi soit réalisé dans le pays, que les formations reçues correspondent aux formations demandées et que les coûts de l'éducation n'augmentent pas de façon vertigineuse. On pourrait me reprocher, et avec raison, de ne traiter que de l'aspect économique de l'éducation et d'ignorer les autres dimensions de la question. Nous conviendrons tous aisément que l'éducation a des dimensions incomparablement plus vastes que sa contribution à la croissance économique. Mais, en revoyant le passé, force nous est de constater que l'argument économique en faveur de l'éducation a pris une place proéminente, disproportionnée même, alors que tous les autres arguments étaient réduits à des « bénéfices marginaux ». Il est très probable que nous ayons toujours apprécié à leur juste valeur les autres aspects de l'éducation, mais nous sommes restés singulièrement discrets à leur sujet. Et la société canadienne se rappelle surtout de ce qui a été dit tout haut. Faut-il lui reprocher de ne pas se souvenir de ce que nous avons pu penser tout bas ? ÏI. À la recherche du temps perdu Le système d'enseignement supérieur a été l'un des grands secteurs négligés par la société ou par ses dirigeants jusqu'au début des années i960. Manquant de soutien financier adéquat, son développement fut lent. Les institutions étaient peu nombreuses et, à l'exception d'un petit nombre d'entre elles, de faible réputation. Jugeant le Canada par le système d'enseignement supérieur, il aurait été en tout cas difficile de se convaincre qu'il s'agissait d'un pays qui, en termes de revenu moyen par habitant, se classait au deuxième rang dans le monde. Des pays plus petits et sensiblement plus pauvres disposaient de systèmes d'enseignement supérieur comparables sinon meilleurs que le Canada. Un changement décisif s'est produit au début des années i960 : se rendant compte de la grande misère de nos institutions d'enseignement supérieur, les autorités publiques ont décidé brusquement d'accroître considérablement leur appui financier. Dans l'échelle des priorités publiques, les universités et les collèges occupaient dorénavant un rang très élevé. Les institutions existantes connurent un épanouissement remarquable, et tout un réseau d'institutions nouvelles fut mis sur pied. Les engagements de professeurs se multiplièrent, les inscriptions d'étudiants firent de. même et l'aide financière accordée aux étudiants devint plus généreuse. Notre système d'enseignement supérieur se mit à combler les écarts par rapport à d'autres pays, nous nous mîmes à rattraper le temps perdu. • L'économiste quelque peu expérimenté acceptera l'affirmation qu'il y a des inconvénients économiques certains à toute mutation brusque, l'inconvénient principal étant la perte de toute base solide nécessaire à la prévision. La bonne prévision exige, en effet, un environnement sans grandes surprises et une cadence de changement régulière. S TOA 31 Envisagée de façon rationnelle, toute activité requiert deux types de prévision, et le système d'enseignement supérieur ne constitue certainement pas une exception à ce sujet. La première porte sur les facteurs qu'il faudra mettre à l'œuvre pour réaliser une certaine production voulue ; la deuxième sur le produit et ses débouchés. Les universités et les collèges portent la responsabilité d'établir leurs fonctions de production : ces institutions sont chargées de dispenser une grande variété d'enseignement et, dans le cas des universités, de contribuer à l'effort de recherche ; l'État s'acquitte de ses responsabilités à leur égard en leur allouant un budget. Les institutions d'enseignement supérieur doivent donc traduire les ressources budgétaires en facteurs de production. En termes concrets, ce sont les institutions qui doivent pouvoir décider du nombre, de la formation et de l'expérience des professeurs requis, du volume et de la qualité du personnel de soutien indispensable, y compris le personnel administratif, de la quantité et de la qualité des installations et de l'équipement nécessaire. Tout changement brusque, toute expansion rapide, peut conduire à des goulots d'étranglement quantitatifs ou qualitatifs considérables dans chacun de ces domaines et réduire, par conséquent, l'efficacité des institutions d'enseignement supérieur. Si le trop peu peut produire des conséquences néfastes, le trop de moyens en produit aussi. Disposer de trop de moyens conduit très souvent à des accroissements quantitatifs purs, difficiles à concilier avec le souci primordial de qualité, qui doit être le souci de tout système d'enseignement supérieur. Des changements brusques conduisent donc à des instabilités, et toute instabilité est un écart par rapport à l'optimum — notion d'accès opérationnel difficile dans le contexte de l'enseignement supérieur, mais suffisamment claire pour que tous ceux qui connaissent le fonctionnement interne de nos institutions trouvent aisément des exemples d'illustration. Quand à la deuxième prévision, concernant le produit et ses débouchés, il s'agit évidemment des diplômés de nos institutions. Aussi longtemps que-le changement reste graduel, des erreurs massives sont assez improbables. Par contre, si le changement est brusque, nous atteignons rapidement des situations de surproduction générale temporaire ou de surproduction sectorielle à caractère plus durable. Comme l'écrit Peter F. Drucker dans Landmarks of Tomorrow : « Dépasser les limites utiles de ce genre d'investissement, pourtant encore mal exploité et donc plein de promesse, risquerait de renforcer le chômage et le sous-emploi, au lieu de procurer la satisfaction. » Des approches par trop simplifiées, du type « toute offre crée une demande » n'ont qu'une applicabilité limitée.. Elles sont sans doute vraies pour des changements modérés et réguliers, mais elles perdent tout contact avec les possibilités réelles lors de changements de taille considérable. La société canadienne, comme toute société organisée, réagit plutôt mal à tout ce qui peut apparaître comme du gaspillage d'effort social. Aussi une programmation relativement stricte du système d'enseignement supérieur est-elle devenue une nécessité. À la période des largesses succède une période d'austérité. Il est à espérer qu'il s'agit 32 STO A d'une austérité modérée. En effet, comme nous venons de le voir, les changements brusques sont fondamentalement indésirables, qu'ils se produisent dans un sens ou dans l'autre. Les soubresauts sont des défis redoutables à toute programmation rationnelle. III. L enseignement supérieur et l'égalisation des chances Un des grands objectifs qui sous-tendait toute la réforme du système d'enseignement fut celui de l'égalisation des chances des jeunes dans la vie. Une société démocratique n'aime pas les privilèges. Elle aime croire qu'elle donne les mêmes chances à chacun au point de départ, quels que soient les antécédents sociaux, raciaux ou religieux des individus. Dès que l'opinion publique est devenue consciente du fait que le système d'éducation pourrait perpétuer des privilèges, elle s'est montrée prête à accepter des sacrifices pour corriger la situation. La gratuité scolaire est donc rapidement devenue réalité dans l'enseignement primaire et secondaire, et l'enseignement supérieur a bénéficié d'un soutien massif de la part des autorités publiques au nom de la société. Il me semble qu'ici aussi nous, « les clercs », nous sommes montrés d'une efficacité exemplaire du point de vue de la mise en marché. Comme le disait Valéry, «nous sommes passés de l'ère du fait à l'empire de la fiction ». Ce faisant, nous n'avons pas indiqué qu'il ne s'agissait que d'un pas dans la bonne direction et que l'égalisation des chances dans la vie était un processus complexe dont nous n'avons jamais réussi à embrasser toutes les facettes même du point de vue théorique. La question de l'égalisation des chances a deux grandes dimensions : l'égalisation des chances au sein de la même génération et l'égalisation des chances entre les différentes générations. Du point de vue de l'équilibre social, les deux dimensions de la question sont également importantes. Quant à l'égalisation des chances au sein de la même génération, nous ne l'envisageons que dans le contexte qui nous préoccupe, celui des jeunes devant l'instruction. Une première constatation qui doit être faite provient des psychologues qui étudient l'enfance précoce : l'intérêt et la capacité d'apprendre ne sont pas indépendants du milieu familial et social dans lequel les jeunes enfants sont élevés. Arrivés à l'âge scolaire, les chances ne sont plus identiques. Une constatation non moins importante veut que les obstacles majeurs à la scolarisation prolongée soient bien moins financiers que sociaux. Il y a des milieux qui incitent davantage à la poursuite des études que d'autres. Des deux constatations nous pouvons tirer une troisième que nous pourrions appeler le paradoxe de l'égalisation dans une société démocratique : la société démocratique peut aider les jeunes des milieux défavorisés à surmonter certains handicaps, mais par souci d'équité elle ne peut discriminer contre les jeunes qui seraient favorisés par leur origine. Ainsi donc, et toujours, l'égalisation des chances demeure un objectif social à atteindre, sans qu'elle se réalise intégralement. Les faits sociaux étant coriaces, nous ne pouvons les infléchir que dans une certaine mesure d'une période à l'autre. Il faut par consé- S TOA 33 quent s'abstenir de faire miroiter un trop grand espoir d'égalisation devant l'opinion publique. Dans ce contexte, il faut poser la question de savoir si, à présent, notre système d'enseignement supérieur contribue positivement à l'égalisation des chances ou non. Autrement dit, y a-t-il des transferts de recettes fiscales par l'entremise de l'enseignement supérieur des riches vers les pauvres ? Les derniers résultats dont nous disposons au Conseil économique montrent que des tranferts ont lieu effectivement et que des catégories de revenus modestes de la population bénéficient plus du système que ce qu'elles doivent acquitter comme coût, alors que les catégories aisées, dont le revenu est de $10,000 et plus, contribuent plus au financement qu'elles n'en retirent sous forme dé bénéfices3. Globalement, le système d'enseignement supérieur semble donc fonctionner dans le sens souhaité. Toutefois, les données désagrégées doivent nous faire réfléchir. En effet, la seule étude désagrégée que je connaisse dans ce domaine indique que les enfants des milieux aisés sont concentrés plus que proportionnellement dans des programmes d'étude à coût élevé et, aussi, à rendement financier élevé, alors que les enfants des milieux moins favorisés sont concentrés plus que proportionnellement dans des programmes peu coûteux et à rendement financier plutôt modeste 4 . Bien entendu, il ne serait pas prudent de généraliser ces résultats qui ne portent que sur une province et une année académique. Mais l'indication qui s'en dégage pourrait facilement renverser notre conclusion précédente qui voulait que le système fonctionne dans le sens souhaité. On peut affirmer, pour le moins, que l'incidence des transferts entre les groupes sociaux par l'entremise du système d'enseignement supérieur ne soit, en fait, que limitée. Pour le moment l'enseignement supérieur ne semble pas être le puissant mécanisme de démocratisation et d'égalisation des chances que la société attendait de lui. L'égalisation des chances entre les différentes générations est une question d'équité qui se pose inexorablement à toutes les autorités publiques. Un groupe de population ne peut être indéfiniment mis au service d'un autre groupe ; il faut que l'on tienne compte d'un certain équilibre dans la répartition des coûts et des bénéfices entre les différentes générations. De ce point de vue, tous les pays ont probablement infléchi la balance de façon décisive au profit de la jeune génération, en oubliant l'autre grand groupe économiquement inactif, celui des personnes âgées et, peut-être encore, la génération adulte actuellement au travail. C'est un grave problème social car dans toute société économiquement développée, il y a deux caractéristiques qui, lorsqu'elles se présentent ensemble, condamnent un grand nombre de personnes à la pauvreté : c'est un faible degré d'instruction, associé à la vieillesse. À présent, les personnes âgées se trouvent souvent dans cette situation. Et dans quelques années, les adultes d'aujourd'hui deviendront vieux à leur tour, or la formidable rénovation qui s'est produite dans notre système d'enseignement n'aura pas accru leur degré d'instruction. Nous nous sommes donc préparé un problème de pauvreté de taille pour les années à venir ; si nous voulons le 34 ST OA combattre, il faudra prévoir des compensations financières considérables pour ce groupe-là. Il s'ensuit que l'État deviendra probablement plus réticent à accroître les dépenses consacrées à l'enseignement en général et à l'enseignement supérieur en particulier. IV. Les institutions d'enseignement supérieur L'enseignement supérieur recouvre, chez nous comme ailleurs, des institutions d'au moins deux niveaux différents : les universités et les collèges. Si nous avons cru bon d'instaurer deux catégories d'institutions, c'est dire que nous acceptons la spécificité de la mission confiée à chaque catégorie. À la suite de l'examen des définitions des institutions universitaires trouvées dans les textes législatifs des différents pays, le Rapport de la Commission HurtubiseRowat opte pour la définition suivante : l'université est une institution sociale dont la mission spécifique est la transmission et l'accroissement du haut savoir. Partant de cette définition, les collèges ont pour mission la transmission d'un savoir qui n'est pas exactement du même niveau, et leur rôle dans l'accroissement du haut savoir ne peut être que restreint et accidentel. Sur le plan des principes, une telle distinction ne nous apparaît pas comme étant dénuée de sens. Mais elle devrait se traduire dans les faits plus qu'elle ne le fait aujourd'hui : l'avenir des universités ne peut être celui de devenir des super-collèges, comme l'avenir des collèges ne doit pas être celui de devenir des mini-universités. Cette affirmation simple et sans prétention implique des conséquences importantes pour le financement des institutions d'enseignement supérieur. Les formules de financement choisies peuvent renforcer ou affaiblir les tendances à la confusion ; les formules trop simplifiées, basées sur le nombre d'étudiants ou sur un pourcentage des coûts d'opération la renforcent indiscutablement. La définition retenue contient aussi l'expression « institution sociale », expression valable à tout niveau d'enseignement. Depuis quelques années l'interprétation de cette expression conduit cependant à des critiques acerbes des universités, critiques qui veulent que les universités contribuent à la survivance, au bon fonctionnement et à la consolidation du système socio-économique, et revêtent de ce fait un aspect rétrograde prononcé. Remarquons que cette critique ne vient pas de la société canadienne tout entière, mais bien de certains segments. Toutefois, elle est exprimée avec suffisamment de bruit pour que nous en entendions parler. Il n'est peut-être pas trop tôt pour ramener ces critiques à leurs justes proportions et pour rendre le débat plus serein. Le professeur K. Deutsch de Harvard a publié récemment un article de grand intérêt dont les principales conclusions méritent d'être retenues 5. Il procède au relevé de grandes inventions et innovations qui se sont produites en matière psychologique, économique, sociale et politique depuis le début de ce siècle. Il en relève 62, et en analysant leur origine, il constate que trois quarts viennent des universités, c'est-à-dire des travaux et des réflexions des universitaires. Serait-ce là un signe de consommation aveugle, d'un service inconditionnel du système existant ? STO A 35 La question mérite aussi d'être envisagée sous un autre aspect, celui de la transmission du savoir. L'université est une institution qui prépare à des fonctions qui devront être assumées dans une société organisée. Ces fonctions ne sont pas des caractéristiques propres du système mais bien de n'importe quel système organisé. Par ailleurs, l'enseignement supérieur, et l'enseignement universitaire par excellence, s'écartent de la sociologie de l'éducation durkheimienne : certes, aux stades antérieurs à l'université, l'éducation est essentiellement un processus de socialisation de l'enfant. Mais pour un jeune adulte à l'université l'aspect socialisation de l'entraînement perd de son importance et l'aspect liberté de pensée, autonomie de l'individu gagne en importance. Se faire dire dans ces conditions, par des universitaires évidemment, que l'université produit ou tâche de produire des esclaves du système doit nous faire sourire. Les implications de la définition des institutions universitaires étant ainsi clarifiées, venons-en maintenant à leur fonctionnement. Il semble être de mise aujourd'hui de leur reprocher une certaine absence de programmation et de coordination. Mais on oublie que le fonctionnement rationnel d'une société exige que les institutions qui la composent aient des responsabilités bien définies. Il n'appartient pas aux universités et aux collèges de porter la responsabilité de l'égalisation des chances ; c'est une fonction des autorités publiques. De même la programmation de la place de l'enseignement supérieur dans l'ensemble des activités de la société est aussi une responsabilité des autorités publiques. Si nous avons connu des soubresauts dans le passé, ils doivent être imputés bien plus aux actions politiques qu'aux institutions d'enseignement. Ces actions ont précédé toute conception d'ensemble des problèmes. Les récentes tentatives de coordination sont sans doute des tentatives indispensables. Cependant elles devront procéder avec une grande circonspection car les institutions, et surtout les hommes qui œuvrent au sein de ces institutions ne doivent pas assumer à eux seuls le coût des ajustements qui auraient dû être prévus. Il semble toutefois que la coordination se fera à l'aide d'une participation intense des intéressés, ce qui est de nature à diminuer les risques de l'entreprise. À plus long terme, les institutions d'enseignement supérieur doivent pouvoir compter sur une meilleure information que dans le passé. D'abord meilleure information concernant les besoins en diplômés. Il n'y a pas de technique simple qui permettrait de telles prévisions, mais il n'est pas impossible d'aller quelque peu plus loin. Cerner des ordres de grandeur par groupes de diplômes apparentés fournit des renseignements très approximatifs, mais même de tels renseignements valent mieux que pas de renseignements du tout. Au moins les étudiants disposeraient d'une information sur le degré de risque qu'ils prennent en choisissant leurs études. En second lieu, un travail considérable devra être consacré à l'élaboration d'indicateurs de résultat. Les institutions d'enseignement devront savoir à base de quels critères elles seront appréciées. Les progrès dans ce domaine sont lents et difficiles. Ils sont néanmoins indispensables si l'on veut éviter le danger de l'arbitraire et de l'intem- 36 STO A pestif. Si des organismes centraux, tels les ministères, doivent s'acquitter de responsabilités spécifiques en matière d'enseignement supérieur, et si les institutions dispensant un tel enseignement doivent aussi avoir des responsabilités définies, nous y trouvons réunies les conditions de ce que l'économie appelle la « programmation à deux niveaux ». Un organisme central, faisant appel à la coopération des institutions concernées, devra définir les objectifs ainsi que les mesures de réalisation de ces objectifs qui portent le nom d'« indicateurs de résultat ». À l'aide de ces informations, les institutions pourront ensuite établir leurs propres programmes d'action qui se rapprocheront graduellement des critères d'optimation. Nous obtiendrons ainsi un fonctionnement relativement rationnel et efficace du système d'enseignement supérieur. En voulant résumer ce que nous avions à dire sur le sujet délicat qu'il nous était donné de traiter, nous pourrions conclure qu'effectivement nous avons entretenu quelques illusions au sujet de l'enseignement supérieur, et qu'un écart non négligeable existe entre ces illusions et les réalités. Les écarts ne sont pas intentionnels : nous avons voulu tous trop bien faire, ce qui au moment de grands changements signifiait pratiquement agir instantanément. Nous avons donc fait abstraction de certaines difficultés que nous ne pouvions pas ne pas rencontrer par la suite. Nous ne sommes pas seuls dans ce cas : si j'avais été invité à présenter la situation de l'enseignement supérieur dans un autre pays développé, les conclusions auraient vraisemblablement été similaires. Notes 1. 2. 3. 4. 5. H. Uzawa : Optimum Technical Change in an Aggregative Model of Economic Growth, International Economic Review, vol. 6, 1965 ; E. Phelps : Models of Technical Progress and the Golden Rule of Research, Review of Economic Studies, vol. 33, 1966 ; K. Shell : A model of Inventive Activity and Capital Accumulation, dans Essays in the Theory of Optimal Economic Growth, M.I.T. Press, Cambridge, Mass., 1967. H. Gerfin : Croissance économique et utilisation du p o t e n t i e l l e travail, Kyklos, vol. 28, 1970. L'État et la prise des décisions, Huitième Exposé annuel, Conseil économique du Canada, Ottawa, septembre 1971. Cost and Benefit Study of Postsecondary Education in the Province of Ontario : School Year 1968-69, Systems Research Group, Toronto, 1971. Karl W . Deutsch, J. Platt, D. Senghaas : Conditions Favoring Major Advances in Social Science, Science, vol. 171, 1971.