André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 29 CSSHE SCÉES Canadian Journal of Higher Education Revue canadienne d’enseignement supérieur Volume 36, No. 1, 2006, pages 29 - 48 www.ingentaconnect.com/content/csshe/cjhe Les étudiants en formation à l’enseignement professionnel au Québec : portrait d’un groupe particulier d’étudiants universitaires André Balleux Université de Sherbrooke RÉSUMÉ L’admission à un programme universitaire de formation à l’enseignement professionnel s’inscrit au cœur d’une transition caractérisée par une rupture progressive entre l’exercice du métier et la pratique enseignante. Cette situation particulière aux enseignants québécois de formation professionnelle en fait des étudiants particuliers, aux caractéristiques et au profil différents de leurs collègues du secteur général. Cet article présente les résultats d’une étude menée auprès d’étudiants inscrits aux programmes de formation à l’enseignement professionnel de l’Université de Sherbrooke et visant à dresser un premier portrait de ce groupe caractéristique. Cette recherche constitue le premier pas d’une démarche qui contribuera à mieux comprendre l’identité, la problématique et la situation particulières des enseignants de formation professionnelle au moment de leur transition entre métier et enseignement. ABSTRACT Registration in a university training program for teachers of vocational training represents a major transition characterized by a progressive rupture between practice of a trade and practice as a teacher. This situation particular to Quebec teachers of vocational training makes 30 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 them unique students, with characteristics and profiles different from their colleagues of the general sector. This article presents the results of a study conducted with students enrolled in training programs for teaching vocational training at Sherbrooke University aimed at building a first portrait of this characteristic group. This research constitutes the first step in a process which will contribute to a better understanding of the identity, the problems and the peculiar situation of teachers of vocational training at their moment of transition between practice of a trade and teaching their trade. INTRODUCTION Dans le cadre de la formation professionnelle, former des jeunes à l’exercice des métiers requiert une attention particulière en vue d’arrimer leurs compétences aux défis de la complexité, de la mobilité et de la rapide évolution d’un marché du travail en pleine transformation. Bien qu’elle ait ses exigences propres, la formation des enseignants de formation professionnelle passe aussi par ces mêmes défis et oblige nécessairement les institutions universitaires à ancrer la formation pédagogique dans la réalité des métiers enseignés. C’est dans cette perspective de compétences et de professionnalisation que la révision des programmes de formation des maîtres a été demandée par le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ, 2001). Cette nouvelle donne a bouleversé la carte des programmes de formation à l’enseignement professionnel et, en les alignant sur les autres programmes de formation à l’enseignement, les a fait passer d’un certificat en pédagogie de 30 crédits à un baccalauréat de 120 crédits. Ce souci de recadrage de la formation du personnel enseignant de la formation professionnelle n’était pas nouveau, car, depuis plusieurs années, nombreux étaient ceux qui demandaient le renouvellement des parcours de formation des enseignants de ce secteur (COFPE, Comité d’orientation de la formation du personnel enseignant, 1998; Commission des États généraux sur l’éducation, 1996; Conseil supérieur de l’éducation, 1994). Par ailleurs, tous reconnaissaient le caractère spécifique de la formation professionnelle par rapport aux autres secteurs de l’enseignement, car la situation des enseignants y est bien différente de celle des autres enseignants du secteur général aux niveaux primaire et secondaire. Cette spécificité repose sur trois caractéristiques principales: ces enseignants possèdent au préalable les compétences professionnelles d’un métier, ils sont ensuite recrutés parmi les travailleurs en emploi et, enfin, ils assument pleinement leur tâche d’enseignant dès leur engagement par les centres de formation professionnelle. De plus, la plupart du temps, c’est aussi à partir du moment où ils ont un lien d’emploi avec une commission scolaire qu’ils entreprennent une formation à l’enseignement. Cet article, qui dresse un premier portrait de ces étudiants en formation à l’enseignement professionnel, comprend quatre parties. Dans la première, nous présentons quelques éléments d’une situation problématique qui est particulière à ce contexte de formation. Ensuite, nous proposons quelques éléments André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 31 théoriques déclencheurs de cette recherche et nous précisons la méthodologie utilisée. Après quoi, dans la section portant sur les résultats, nous présentons les caractéristiques et le profil sociodémographique des étudiants rencontrés. Ces premiers résultats nous amènent enfin à discuter des conséquences de ces résultats pour la recherche et pour la formation universitaire. ÉLÉMENTS D’UNE SITUATION PROBLÉMATIQUE Du métier à l’enseignement Selon une recherche récente (Tardif, 2001), l’âge moyen des enseignants de formation professionnelle est de 42.1 ans au moment de leur engagement, alors que l’âge moyen du personnel enseignant permanent en formation professionnelle est le plus élevé du système scolaire québécois, soit 50 ans et plus (MEQ, 1999). On voit d’emblée que cette entrée en enseignement constitue une transition après une vie professionnelle bien engagée et, pour plusieurs nouveaux enseignants, un virage extrême après une carrière parfois longue. Puisqu’ils ont exercé le métier, ils possèdent une qualification professionnelle, une solide expérience des situations et des lieux de travail et, pour cette raison, une expertise très recherchée par les institutions d’enseignement professionnel. Un contexte de transition difficile Malgré cette forte demande de la part des centres de formation professionnelle, les conditions de travail que ceux-ci imposent aux nouveaux enseignants provoquent des situations d’engagement faites d’incertitude et d’instabilité. En effet, avant un premier contrat à temps partiel, le premier passage obligé, pour les nouveaux enseignants, est le contrat à taux horaire. Ce dernier implique le plus souvent un retour constant au métier d’origine tant que le centre de formation professionnelle n’offre pas de statut plus définitif. La fréquence de cette situation caractéristique n’a cessé d’augmenter au cours de la dernière décennie (Caron & St-Aubin, 1997; MEQ, 2001). Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le recrutement soit difficile (COFPE, 1998). Ajoutons que ces enseignants sont, plus que les autres, soumis aux variations des effectifs scolaires, lesquels évoluent constamment en lien avec les fluctuations de la situation économique et les besoins sectoriels de main-d’œuvre (COFPE, 1998). De l’enseignement à la formation à l’enseignement C’est au cours de cette période de transition vers l’enseignement que ces personnes endossent le statut d’étudiant. À un moment où ils continuent à exercer leur métier (du moins à temps partiel), ils s’intègrent petit à petit au centre de formation et à l’institution scolaire. Simultanément, l’article 23 de la Loi sur l’instruction publique du Québec les oblige à obtenir l’autorisation légale d’enseigner s’ils veulent décrocher la permanence et pour ce faire, ils doivent entreprendre une formation universitaire en pédagogie. Pour beaucoup 32 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 d’entre eux, c’est un choc d’autant plus fort que leurs compétences du métier ont été acquises davantage par la pratique que par de longues études (COFPE, 1998). Cette obligation légale leur impose d’appartenir provisoirement à une deuxième institution d’enseignement, l’Université, bien différente de leur centre de formation professionnelle. Ce qui est le plus étonnant dans cette nouvelle situation, c’est que, en s’inscrivant dans une université, ils entreprennent une nouvelle formation professionnelle (parfois une deuxième ou une troisième!) tout en exerçant déjà la profession pour laquelle ils sont en train de se former par la pratique dans la classe où ils enseignent. Une situation de travail qui est une situation de formation pratique Ainsi, au moment de leur inscription universitaire, ces nouveaux enseignants ont déjà une expérience en enseignement non négligeable. Cette expérience d’enseignement constitue une première « formation pratique » qui ressemble fort à de la formation sur le tas, avec en général peu de soutien et d’encadrement. Cette situation qui peut se confondre avec une mise au travail hâtive et mal préparée, repose essentiellement sur leurs épaules de débutants et agit comme une formation informelle alors qu’ils n’ont pas vraiment les outils pour l’intégrer. On peut donc dire que, à l’inverse des autres futurs enseignants, ces débutants en enseignement professionnel sont déjà majoritairement des praticiens au moment de leur inscription. Toutefois, leur difficile insertion les aide peu à profiter de cette mise en situation pratique. Cette caractéristique si particulière introduit de plus un autre paradoxe, puisque les nouveaux enseignants sont inscrits dans un programme de formation initiale à l’enseignement, alors que leur plein exercice de l’enseignement et leur inscription à temps partiel les placent en situation de formation continue en cours d’emploi. En effet, dans une étude antérieure, nous avions établi que ces personnes mettent en moyenne près de trois ans (à raison de trois sessions par année) pour terminer leur formation au certificat en pédagogie (Balleux, 2004). Cette moyenne correspond à une inscription à un cours par session mais, comme le montre cette même étude, très nombreux (84.6 %) sont ceux qui prennent au moins quatre ans pour terminer leur formation à l’enseignement. Une clientèle hétérogène On comprend aisément qu’il s’agit d’une clientèle particulière d’étudiants adultes non seulement à ses caractéristiques individuelles et à ses rythmes d’apprentissage mais aussi à la composition hétérogène de ses groupes de formation. Les entrées en formation varient en fonction des entrées en enseignement et les groupes sont hétérogènes à cause des profils diversifiés. En effet, ces étudiants sont issus de plus de 150 métiers différents répartis dans 21 secteurs de formation, chacun étant doté de ses références et de sa culture propre. Les groupes sont aussi hétérogènes parce que les niveaux de scolarité y sont très inégaux. Certains étudiants ont obtenu leur diplôme André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 33 d’études professionnelles par reconnaissance d’acquis pour des métiers où ils n’existait pas de formation il n’y a pas si longtemps, comme en maçonnerie. D’autres étudiants possèdent un diplôme d’études collégiales ou de premier cycle universitaire dans leur discipline, comme en santé. Mais, dans beaucoup de cas, leur parcours académique ne les a pas préparés à une formation universitaire à l’enseignement. Une identité à deux visages Notre expérience de formateur auprès de ces nouveaux enseignants nous permet de témoigner du fait que, pour bon nombre de ces étudiants, le choix de pousser la porte du centre de formation professionnelle engage l’ensemble de leur personne. Leur état et leurs questionnements, bien typiques des mouvements de passage, reflètent cet entre-deux de l’identité si souvent décrit dans les mouvements de transition ou de migration (Bridges, 1995; Drachman, 1992; Roberge, 1998; Fronteau 2000). À ce moment, ils ne sont plus tout à fait travailleurs dans leur métier mais pas encore tout à fait enseignants dans un centre de formation. Ce n’est pas non plus leur statut d’enseignants qui leur vient spontanément à l’esprit quand ils veulent se définir, mais bien leur appartenance au métier, au secteur d’activité et aux nombreuses associations professionnelles auxquelles ils restent affiliés (MEQ, 1994). Somme toute, suivant le mot de Perrenoud (1999), ils vivent une identité d’emprunt. Un taux élevé d’abandon Cette triple appartenance au métier, à l’école et à l’université complexifie l’intégration de leurs multiples réalités. Le taux élevé d’abandon dans la profession est peut-être le signe du coût élevé payé par les membres de ce corps enseignant. Selon Tardif (2001), on constate un taux global d’abandon considérable de 36 %. Pire, au cours de la première année d’exercice de la profession enseignante, plus de 25 % des nouveaux enseignants avait abandonné. Devant une telle situation, un sentiment d’urgence se dégage des trop rares écrits qui se sont attardés à la réalité des enseignants de formation professionnelle (Tardif, 2001) et, plus encore, à leur formation (MEQ, 2001). Malgré cette urgence, à l’exception des quelques problèmes structurels déjà évoqués, on a jusqu’à présent peu étudié le cheminement individuel de ces personnes au cours de leurs débuts en enseignement. ÉLÉMENTS THÉORIQUES DÉCLENCHEURS DE CETTE RECHERCHE Comme nous venons de le décrire, au moment où ces étudiants s’inscrivent à un programme de formation en pédagogie, ils emmènent avec eux tout un bagage d’expériences, de références, de cultures et de personnalité qui leur donne un profil et des besoins particuliers. Mais, au-delà du simple constat que cette transition s’effectue dans le cours bien entamé d’une vie, on peut penser que ce choix de transition (Bridges, 1995; Roberge, 1998; Delobbe & Vandenberghe, 34 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 2000) n’est pas le fruit du hasard. Il s’inscrit dans une dynamique qui reste encore à décrire et à comprendre. Il faut donc surtout envisager que, dans ce contexte de transition, la dimension temporelle est essentielle, non seulement parce qu’elle est porteuse de l’instant de la transition, mais surtout parce qu’elle rend compte des innombrables instants que constitue le passage du temps dans ces parcours de vie. La théorie du développement de l’adulte vu dans une perspective de cycle de vie a connu beaucoup de succès avec le spectaculaire développement de l’éducation des adultes à partir des années 60. La montée des perspectives biographiques et développementales en a évidemment favorisé l’essor. Parmi les nombreux auteurs qui ont adopté cette perspective, plusieurs se sont démarqués et Houde (1999) leur a rendu justice dans un impressionnant ouvrage de synthèse. Parmi ceux-ci, Jung (1971) fut l’un des premiers à proposer que le développement humain s’inscrit dans la perspective du processus d’individuation, alors que Levinson (1996; Levinson et al. 1978) y voit l’évolution de la structure de vie. Gould (1978) voulait suivre le travail souterrain de la transformation de la conscience et du sens du temps alors que, pour Nemiroff et Colarusso (1990), c’est l’émergence de l’identité qui permet de suivre l’adulte en développement. Neugarten (1968) précise quant à elle que c’est l’horloge sociale du groupe d’appartenance qui conditionne les événements marquants du développement. Par contre, pour Havighurst (1972), c’est la notion de tâche développementale qui représente le concept central du développement de l’adulte. On le voit, autant de points de vue pour donner un éclairage original sur une des dynamiques constitutives de l’identité humaine. Ce qui est particulièrement intéressant pour notre propos, c’est la mise en évidence d’une période cruciale dans le parcours de vie. Celle-ci se situe, selon les auteurs, entre 30 et 50 ans, un âge qui est celui de la majorité de nos enseignants en transition. Le mitan de la vie (Jung, 1971; Erikson, 1980; Houde, 1999) est un concept rassembleur pour l’étude des personnes en transition que sont les nouveaux enseignants de la formation professionnelle. Cette période n’est pas seulement une période d’accomplissement et de maîtrise des compétences, mais aussi une période de changements, de crises et de remises en question. Pour Levinson, Darrow, Klein, Levinson et MacKee (1978), cette période pousse l’adulte à réaliser notamment quatre tâches développementales importantes pour son développement : modifier son rêve de vie, devenir mentor, reconsidérer son travail et évaluer sa relation amoureuse et son style de vie. Erikson (1980) affirme que c’est une période intense où s’exprime le besoin de générativité, cette relative urgence « de laisser sa marque dans l’univers » (Houde, 1999, p. 71). Cette évocation de quelques écrits montre que, avant de se lancer dans une recherche plus approfondie sur la transition entre le métier et l’enseignement, il est essentiel de savoir où se situent les personnes en transition dans le déroulement de leur vie. Cette première recherche vise donc à dégager quelques André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 35 séquences significatives de leur vie professionnelle. Comme ils sont à la croisée des chemins, souvent à la fois travailleurs, enseignants et étudiants, il est indispensable de déterminer quel est le poids relatif des tranches de vie que sont les années d’expérience comme gens de métier, comme enseignants et comme étudiants avec les caractéristiques qui les accompagnent. MÉTHODOLOGIE La recherche dont cet article rend compte répond aux questions suivantes: qui sont ces étudiants en formation à l’enseignement professionnel ? Quelles sont leurs caractéristiques ? Quel est globalement leur profil et leur parcours ? Dans ce contexte exploratoire, une recherche de type descriptif s’imposait. Elle permet d’établir un premier contact avec ces enseignants, et de proposer un portrait global de cette population. Considérant que la majorité des individus débutant en enseignement est inscrite dans un programme de formation à l’enseignement professionnel, nous avons choisi de les rejoindre lors des activités de formation auxquelles ils participent. Ainsi, c’est par l’intermédiaire des chargés de cours et des professeurs que les questionnaires ont été distribués «de main à main» (Blais & Durand, 1997, p. 374) lors des cours dispensés à la session d’automne 2003 dans les programmes de Certificat en formation pédagogique et de Baccalauréat en enseignement professionnel. L’instrument de collecte des données est un questionnaire auto-administré. Il porte sur les renseignements personnels, la formation suivie, les renseignements professionnels (programme de formation où le répondant enseigne, secteur et établissement d’enseignement, statut d’emploi en enseignement, années d’expérience dans le métier et années d’expérience en enseignement professionnel) et, enfin, les raisons qui peuvent motiver la transition entre le métier et l’enseignement. Le questionnaire a été élaboré et validé par une équipe de professeurs dont les recherches portent sur la formation professionnelle. Aucun prétest n’a été effectué avant la distribution du questionnaire. Nous avons opté pour un échantillon constitué de volontaires. Sur les 935 questionnaires distribués, 736 ont été complétés et de ce dernier nombre, 646 étaient valides (90 individus ayant complété deux fois le questionnaire au cours de la même session). C’est un niveau de participation très encourageant de 70 % dans un court laps de temps. Nous avons ensuite procédé à l’analyse des données. Des tableaux présentant des statistiques descriptives (fréquences, moyennes, pourcentages) ont été produits à partir des 12 questions posées et soumises à l’analyse (Balleux & Loignon, 2004). Enfin, la question de nature qualitative visant à préciser les raisons expliquant le passage du métier à l’enseignement du métier a été traitée séparément. Les unités de réponses ayant un sens commun ont été regroupées sous différentes catégories émergentes et, lorsque les catégories ont été déterminées de façon définitive, un code numérique a été associé à chaque catégorie. 36 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 Malgré notre prétention à la représentativité, cette recherche demeure de portée limitée, car elle n’est que le reflet des répondants ayant participé aux cours d’une session à l’Université de Sherbrooke. Cet échantillon représente près de 65 % des étudiants inscrits aux deux programmes de formation à l’enseignement professionnel de cette université et correspond à plus de la moitié des étudiants inscrits en formation à l’enseignement professionnel dans les universités du Québec. Cette étude est aussi limitée parce qu’elle n’aborde que quelques aspects sociodémographiques susceptibles de situer la formation à l’enseignement dans les parcours de vie des nouveaux enseignants de la formation professionnelle. RÉSULTATS Tout d’abord, il est important de rappeler que cet échantillon est représentatif de la population des enseignants de formation professionnelle au moment de leur inscription dans les premiers cours du certificat en formation pédagogique ou du baccalauréat en enseignement professionnel de l’Université de Sherbrooke. Nous visons donc davantage à dresser le portrait d’un groupe dont le statut est à ce moment celui d’étudiantes et d’étudiants. Même si les résultats de cette étude ne sont pas représentatifs de l’ensemble du personnel enseignant en formation professionnelle, à cause du chevauchement des deux statuts (enseignant et étudiant) pendant plusieurs années, il est utile de relever certains points de comparaison. Ceux-ci peuvent être établis avec quelques études antérieures, notamment celles de Caron & St-Aubin (1997) auprès de 978 enseignants de formation professionnelle, du Bulletin statistique de l’éducation du ministère de l’Éducation (1999) auprès de 1900 enseignants à temps partiel en formation professionnelle et de Tardif (2001) sur près de 990 dossiers de nouveaux enseignants à travers le Québec. C’est pourquoi nous les présentons en parallèle avec nos propres résultats quand cette comparaison est possible. Le genre Dans notre recherche, on rencontre 61.8% d’hommes et 38.2% de femmes. Malgré une légère inflexion par rapport aux résultats antérieurs, on constate que les hommes constituent encore presque les deux tiers du groupe, bien que que le groupe de femmes a légèrement augmenté. En effet, les résultats présentés par Caron & St-Aubin (1997) dans leur étude de 1995 sur la condition enseignante en formation professionnelle au secondaire font état de 65.7% d’hommes et 34.3% de femmes. De même, dans l’étude de Tardif (2001), on relève une proportion de 66.1% d’hommes pour 33.9% de femmes. L’âge moyen En 1999, le ministère de l’Éducation notait que l’âge moyen des enseignants de formation professionnelle à temps partiel était en 1995-1996 de 40.3 ans. Étant donné que ce statut à temps partiel correspond aux premières années de l’accès à l’enseignement et que 97% de notre population appartient à cette André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 37 classe d’emploi, nos résultats peuvent être comparés à ceux du MEQ (1999). Nous avons observé un âge moyen de 40,1 ans pour les hommes et de 39,1 ans pour les femmes, 39.7 ans pour l’ensemble du groupe (écart type : 7.9 ans). Dans l’étude de Caron & St-Aubin (1997), moins explicite à cet égard, près de trois individus sur cinq ont 45 ans ou plus, alors qu’à peine un individu sur quatre a moins de 40 ans. Les secteurs d’enseignement Les répondants se concentrent principalement dans le secteur suivants : Santé (n =143), Bâtiments et travaux publics (n = 70), Administration, commerce et informatique (n = 66) et Entretien d’équipements motorisés (n = 57). Ces quatre secteurs représentent à eux seuls plus de 52% des secteurs d’enseignement. Cette distribution est le reflet des éléments contextuels relatifs aux besoins de main-d’œuvre. Deux secteurs surtout illustrent cette situation difficile : il s’agit du secteur Santé, pour lequel la demande de main d’œuvre est réputée élevée depuis 1997, et du secteur Bâtiments et travaux publics, pour lequel le nombre d’emplois disponibles a été limité pendant de nombreuses années. Cette situation montre bien que le corps d’emploi des enseignants en formation professionnelle est très sensible aux variations du marché de l’emploi. Le niveau de scolarité Le COFPE (1998) souligne le fait que les enseignants de formation professionnelle ont acquis leurs compétences par la pratique de leur métier davantage que par de longues études. Les chiffres proposés par Caron & StAubin (1997) nous indiquent que 23.3% d’entre eux avaient un diplômé lié à un cours de métier, 24.2% en avaient un lié à un cours technique, 11.4% avaient obtenu un Diplôme d’études professionnelles, 19.5% avaient un Diplôme d’études collégiales technique et 13.9% avaient obtenu un baccalauréat autre qu’en enseignement. Dans notre recherche, 45.5% des répondants avaient complété une formation secondaire générale ou professionnelle, 31.7% avaient une formation collégiale complétée (générale ou technique) et 22.8% avaient une formation universitaire complétée. Compte tenu du fait qu’une forte proportion d’étudiants enseigne en Santé, cette situation conjoncturelle accroît le niveau de scolarité, généralement plus bas, des enseignants en formation professionnelle. Il est intéressant d’observer que plus de la moitié des individus (54.5%) a complété une formation collégiale ou universitaire. Dans une très grande majorité (91%), ces personnes suivent le Certificat en formation pédagogique de 30 crédits alors que les autres ont été admis au Baccalauréat en enseignement professionnel de 90 crédits. Le statut d’emploi Au moment de leur admission dans le programme de formation à l’enseignement, ces étudiants subissaient les mêmes conditions d’insertion et de 38 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 précarité que lors de l’enquête de Caron & St-Aubin (1997). En effet, l’écrasante majorité des individus sondés dans cette recherche (96,8%) a un statut d’emploi précaire. Parmi eux, 59.2% est à taux horaire et 37.6% est à contrat à temps partiel, tandis qu’un très faible pourcentage (3.2%) d’entre eux a obtenu sa permanence. L’expérience sur le marché du travail lors des débuts en enseignement En moyenne, les individus ont 13 ans et 4 mois (écart type : 8 ans) de pratique professionnelle dans leur métier lors de leur première expérience en enseignement et, à ce moment, cette pratique professionnelle peut varier de 5 mois à 40 ans. Dans leur étude sur les enseignants en exercice, Caron & St-Aubin (1997) avaient relevé que 82.6% de ceux-ci possédaient 10 ans ou plus d’expérience dans leur métier alors que 34.5% d’entre eux avaient de 3 à 10 ans d’expérience. Dans notre enquête, les personnes qui déclarent avoir 10 ans ou plus d’expérience représentent un peu moins de 60%. Il faut aussi noter une donnée surprenante : quatre individus n’avaient aucune expérience sur le marché du travail lors de leur première expérience en enseignement. Cette situation, assez inhabituelle en formation professionnelle, d’embaucher sans expérience de travail peut s’expliquer par les difficultés de recrutement dans certains programmes et le besoin accru dans d’autres. Les raisons de passer du métier à l’enseignement du métier Les raisons énoncées par les répondants pour expliquer leur passage du métier à l’enseignement du métier ont été regroupées sous 19 catégories émergentes qui réfèrent à quatre grands thèmes : des raisons liées au métier, des raisons liées à l’enseignement, des raisons liées à des circonstances de la vie et, enfin, d’autres raisons. Il faut préciser que 256 personnes (147 hommes et 109 femmes) ont mentionné plus d’une raison. Dans le tableau 1, toutes les raisons invoquées par les répondants au questionnaire ont été prises en compte et c’est pourquoi nous parlons de fréquence des raisons et non de pourcentage. L’important dans la démarche était de montrer la diversité des réponses : nous avons donc retenu l’ensemble des réponses même si elles avaient été produites parfois par les mêmes personnes. Tel qu’on peut l’observer dans le tableau 1, beaucoup d’individus expliquent leur passage du métier à l’enseignement du métier par un besoin de partager et de transmettre leurs connaissances. En effet, que ce soit du côté des hommes ou des femmes, cette raison demeure l’explication la plus fréquente. Le goût de relever de nouveaux défis ou de vivre de nouvelles expériences représente aussi une des raisons les plus fréquemment citées autant chez les répondantes que chez les répondants. Dans son étude sur les représentations d’enseignants de formation professionnelle à propos de leur planification pédagogique, Marchessault (2004) mentionne elle aussi les deux mêmes premiers groupes de raisons. Ensuite, la troisième raison en importance relevée dans notre étude ne 39 André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec Tableau 1 Fréquence des raisons mentionnées par les répondants Titres des catégories et raisons associées Fréquence des réponses Hommes Femmes Total La passion du métier amène à l’explorer dans d’autres dimensions. 50 36 86 L’impression d’avoir fait le tour du métier pousse à se donner de nouveaux défis ou à vivre d’autres expériences. 59 62 121 Le souhait de former une relève de qualité. 25 10 35 9 11 20 138 73 211 L’enseignement offre des conditions de travail plus avantageuses. 43 21 74 L’enseignement suscite intérêt, engouement, passion. 37 27 64 Une expérience positive vécue en lien avec l’enseignement. 30 25 55 L’enseignement permet de se réaliser dans des dimensions sociales. 26 18 44 L’enseignement donne l’occasion de continuer à se mettre en situation d’apprendre. 14 7 21 L’enseignement est en adéquation avec ses modèles, ses valeurs, sa personnalité. 12 10 22 L’enseignement est une occasion de se valoriser. 6 3 9 L’enseignement correspond à la réalisation d’un rêve. 7 18 25 Des imprévus dans le parcours de vie (accident, maladie, licenciement, déménagement, etc.). 22 6 28 Des raisons liées au marché du travail favorable en enseignement professionnel (offre d’emploi, opportunité, pénurie d’enseignants). 31 23 54 Par l’entremise de mon réseau de contact. 55 38 93 Une réorientation de carrière. 16 13 29 Le hasard, le destin, les circonstances. 21 16 37 4 5 9 Les raisons liées au métier Les conditions de travail devenues difficiles dans l’exercice du métier. Les raisons liées à l’enseignement L’enseignement illustre le besoin de partager et de transmettre ses connaissances. Les raisons liées à des circonstances de la vie Autre Pratique le métier et l’enseignement du métier parallèlement. 40 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 réfère pas à un besoin ou à un désir personnel, mais plutôt à un aspect extérieur à l’individu, soit son réseau de contact. En effet, plusieurs individus expliquent leur passage du métier à l’enseignement du métier par le fait que quelqu’un leur a proposé de devenir enseignant. L’expérience en enseignement au moment de l’admission L’expérience moyenne en enseignement au moment de l’admission dans les programmes de formation à l’enseignement professionnel est de 2 ans et 4 mois (écart type : 3 ans et 4 mois) et varie entre 2 semaines et 24 ans. Tout d’abord, notons la présence de 23 personnes (4%) sans aucune expérience en enseignement, ce qui est inhabituel en formation professionnelle. Il est possible que nous ayons là des étudiants libres, c’est-à-dire des étudiants n’étant inscrits à aucun programme particulier. Mais il est sans doute plus probable d’y voir le signe que certains étudiants jugent urgent de s’inscrire à un certificat de 30 crédits pour éviter l’obligation d’avoir à s’inscrire à un baccalauréat de 120 crédits. Pour les autres, l’expérience en enseignement varie entre deux semaines et vingt-quatre ans, ce qui leur donne, en moyenne, deux ans et quatre mois d’expérience en enseignement au moment de leur admission. Remarquons la forte proportion d’enseignants (81.4%) ayant moins de cinq ans d’expérience en enseignement au moment de leur admission. En synthèse de ces résultats, nous présentons dans le tableau 2 les éléments les plus significatifs de cette recherche permettant de dresser un premier bilan de la situation. Au moment de leur admission au programme de formation à l’enseignement, ces étudiants ont en moyenne une quarantaine d’années et près des deux tiers sont des hommes. Ils ont 13 ans et 4 mois d’expérience du métier avant d’enseigner et 2 ans et 4 mois d’expérience en enseignement avant de s’inscrire à l’université. La mise en relation des deux résultats que sont la durée moyenne de l’expérience du métier lors des débuts en enseignement et la durée moyenne de l’expérience du métier lors de l’admission nous permet d’inférer que l’exercice du métier se poursuit encore pendant 11 mois (en moyenne) alors qu’ils ont fait leurs débuts en enseignement. Par contre, les données nous permettent de constater qu’il se passe en moyenne deux ans et quatre mois entre leurs débuts en enseignement et leur admission à un programme de formation à l’enseignement. Ces résultats, qui peuvent apparaître contradictoires de prime abord, nous indiquent en réalité que pendant 11 mois, ces personnes partagent leur temps entre l’exercice du métier et l’enseignement, mais qu’elles cessent progressivement cette double appartenance pendant une période qui dure en moyenne deux ans et quatre mois. Enfin, compte tenu du fait qu’ils mettent près de trois ans (2 ans et 11 mois) pour obtenir leur diplôme, cela leur donne en moyenne un parcours impressionnant de 18 ans et 9 mois entre leur début dans le métier et la fin de leur formation universitaire en enseignement (dans ce cas-ci, un certificat en pédagogie). André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 41 Tableau 2 Le profil des étudiants inscrits aux programmes de formation à l’enseignement professionnel Les caractéristiques du profil Hommes Femmes 61,8% 38,2% 40,1 ans (E.T. : 8,2 ans) 39,1 ans (E.T. : 7,4 ans) 39,7 ans (E.T. : 7,9 ans) Secondaire général ou professionnel 55,3% 30,6% 45,5% Collégial général ou technique 28,9% 35,1% 31,7% Universitaire 15,8% 34,3% 22,8% À taux horaire 56,3% 63,7% 59,2% À contrat 39,2% 35,0% 37,6% 4,5% 1,3% 3,2% Durée moyenne de l’expérience du métier lors des débuts en enseignement 13 ans et 8 mois (E.T. : 8 ans et 3 mois ) 13 ans (E.T. : 7ans et 9 mois) 13 ans et 4 mois (E.T. : 8 ans) Durée moyenne de l’expérience du métier lors de l’admission à l’université 14 ans et 8 mois (E.T. : 8 ans et 5 mois) 13 ans et 7 mois (E.T. : 7 ans et 8 mois) 14 ans et 3 mois (E.T. : 8 ans et 2 mois) Durée moyenne de l’expérience en enseignement lors de l’admission à l’université 2 ans et 6 mois (E.T. : 3 ans et 5 mois ) 2 ans et 2 mois (E.T. : 3 ans et 3 mois) 2 ans et 4 mois (E.T. : 3 ans et 4 mois) Le genre L’âge moyen Ensemble des répondants Le niveau de scolarité Le statut d’emploi Permanence L’expérience professionnelle DISCUSSION Ce tour d’horizon des caractéristiques des étudiantes et des étudiants inscrits aux programmes de formation à l’enseignement professionnel vient renforcer et corroborer les résultats obtenus lors des quelques recherches précédentes (Caron & St-Aubin, 1997; MEQ, 1999; Tardif, 2001). Rappelons que ces recherches sont comparables tant par l’étendue des échantillons retenus que par les résultats eux-mêmes. Néanmoins, avec l’ouverture de ce premier chantier sur la transition entre le métier et l’enseignement, il reste à n’en pas douter plus de questions que de réponses. 42 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 Les conséquences pour la recherche Si on replace ce portrait global dans la perspective des cycles de vie, on vient confirmer notre hypothèse initiale, à savoir que les nouveaux étudiants en formation à l’enseignement professionnel, dont la moyenne d’âge est au début de la quarantaine, se situent résolument dans cette tranche de vie nommée précédemment comme le mitan de la vie. À partir des nombreux écrits dont nous avons parlé, Houde (1999) dégage six enjeux développementaux : un nouvel éclairage sur son temps individuel, une prise de conscience de sa finitude et de sa propre mort, une prise de conscience des limites de son corps, un mouvement de retour sur soi, un réaménagement de son identité personnelle et sociale comme homme ou comme femme du mitan, et, enfin, une nouvelle lecture du sens de la vie et une réorganisation de sa structure de vie. Cette intense période de réajustement de sa vie entre nécessairement en résonance avec le désir de modifier son parcours professionnel du métier vers l’enseignement. Il s’agit d’une première lecture possible de cette situation. Il importe de mieux documenter cette période de transition entre le métier et l’enseignement. On connaît aujourd’hui globalement les caractéristiques des personnes qui s’engagent en formation professionnelle. On sait aussi, au vu du taux considérable de leur attrition (Tardif, 2001) au cours des premiers mois en enseignement qu’il s’agit d’une période difficile. Ceci dit, il est impossible actuellement de décrire sinon de comprendre ce processus de transition. Nous savons aussi que, pour une grande majorité, cette transition s’effectue au début de la quarantaine, à un moment où l’individu éprouve le besoin de partager et de devenir mentor (Levinson et al., 1978), et où s’exprime la « générativité » chère à Erikson (1980). Pour mener à bien l’étude de cette problématique, nous pensons qu’il faut être très vigilant quant à l’application d’un cadre d’analyse approprié. En effet, les cadres habituels d’analyse de l’insertion professionnelle des jeunes enseignants ont leurs limites puisqu’ils sont définis en fonction de l’entrée dans la vie active, après une formation appropriée, de clientèles souvent jeunes (Mukamurera, 1998 ; Tanguy, 1986). Il faudra donc bien définir la période transitoire vécue par les nouveaux enseignants en formation à l’enseignement professionnel à partir de trois éléments constitutifs de cette transition. En effet, comme nous l’avons constaté, nous sommes en présence de personnes qui ont d’abord un lien d’emploi comme enseignants avec un centre de formation professionnelle, qui continuent, du moins à temps partiel, l’exercice de leur métier et qui, au cours de la même période, endossent un statut d’étudiants. Ces trois dimensions nous semblent représenter des éléments-clés qui nous aident à comprendre l’ensemble de la situation et ces composantes s’inscrivent dans le temps et expriment plusieurs changements d’états et de lieux. Cette juxtaposition des statuts trouve son illustration dans le schéma suivant et montre que, au cours de cette période, la cohabitation de statuts, de rôles, de logiques et de pensées différents pendant plusieurs années peut être bien réelle et rendre cette période particulièrement problématique. André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 43 Figure 1. La juxtaposition des statuts pendant la période de transition Première expérience en enseignement Expérience dans le métier 13 ans et 4 mois Admission en formation à l’enseignement Fin de la formation à l’enseignement Expérience en enseignement 2 ans et 4 mois Expérience dans le métier 2 ans et 11 mois 14 ans et 3 mois Cette attention particulière à la constitution d’un cadre d’analyse approprié trouve pour nous son aboutissement dans une nouvelle voie de recherche qui prend en compte deux dimensions importantes, soit tout d’abord le temps, véhicule de tout processus de transition, et ensuite l’espace, qui illustre parfaitement ce changement de lieu entre le métier et l’enseignement. À la lecture des recherches sur les mouvements de passage, il nous a semblé pertinent de proposer un cadre d’analyse qui à la fois intègre les éléments descripteurs du processus migratoire individuel et se métisse au contact des éléments pertinents issus des processus de changement, d’insertion, de transition et de deuil (Balleux, 2006). Les conséquences pour la pédagogie universitaire La situation décrite par nos résultats de recherche n’est pas sans conséquence pour la formation universitaire à l’enseignement professionnel. Malgré la volonté du ministère de l’Éducation du Québec de voir la formation des enseignants de formation professionnelle s’aligner sur celle des autres secteurs d’enseignement, il faut bien voir les spécificités de cette formation qui s’inscrit dans un contexte particulier de transition. Considérons d’abord qu’il s’agit d’une formation s’inscrivant au cœur de la rupture entre métier et enseignement, à un moment où l’identification au métier reste encore très forte pour bon nombre d’étudiants. Dans son rapport d’analyse de situation de travail de la profession enseignante en formation professionnelle, le MEQ (1994) notait déjà que les enseignants du secteur professionnel continuent à se définir, au cours des premiers temps de leur transition, comme gens de métier plutôt que comme enseignants. Nous le constatons nous aussi dans nos activités de formation universitaire lorsque les étudiants se regroupent spontanément par affinité de métier ou de secteur. Cette formation est aussi un lieu de confrontation de modèles. En effet, les représentations des futurs enseignants à propos de leur nouveau rôle sont durables et résistantes au changement (Borko & Putman, 1996; Raymond, 1998). Elles sont imprégnées de leur propre expérience de l’enseignement 44 CJHE / RCES Volume 36, No. 1, 2006 vécue comme élèves ou étudiants. De plus, si enseigner c’est mettre en oeuvre ses propres modèles, il faut tenir compte des modèles de métier issus du lieu de travail et donc fortement marqués par les situations de production, sans oublier, pour bon nombre d’étudiants, les modèles d’apprentissage ancrés dans la tradition des métiers et empreints de compagnonnage (Balleux, 2001). Pour les débutants en enseignement, comment dénouer cette double appartenance, à la fois aux références anciennes à l’enseignement et aux références issues de la culture du métier? Cette formation est aussi le lieu d’un choc de cultures dans la mesure où elle a pour objet l’intégration d’une nouvelle culture qu’on pourrait appeler une culture-école (culture de l’apprentissage, du travail et de l’effort intellectuels). Les nouveaux enseignants doivent donc se faire rapidement les porte-parole de la culture de métier, mais avec des nouveaux mots qu’ils maîtrisent peu ou ne maîtrisent pas encore. À un moment où l’on attend d’eux qu’ils soient véritablement des passeurs culturels, « héritiers, critiques et interprètes de leur propre culture » (MEQ, 2001, p. 67), laquelle est avant tout celle de leur horizon de travail, on leur demande aussi d’intégrer les éléments d’une nouvelle culture de l’enseignement pour laquelle ils n’avaient manifesté jusque-là peu ou pas d’intérêt. Autrement dit, le grand défi pour la formation universitaire est bien d’aider et d’accompagner l’intégration à l’enseignement par une pédagogie qui cherche à rapprocher les deux cultures sans nier la diversité des 21 secteurs et des 288 programmes de formation professionnelle et technique. Cette formation est donc l’occasion de réaffirmer le métier, non seulement pour ne pas perdre les traces individuelles et personnelles des parcours professionnels, mais surtout pour les garder vivantes dans leurs dimensions de travail et de production. Pour intégrer le métier dans la formation universitaire de l’enseignant, il faut maintenir les liens avec sa propre culture d’origine. Le nouvel enseignant doit dorénavant penser le métier, non plus uniquement en tant qu’acteur, mais aussi en tant que témoin et interprète d’objets de savoir et de culture. Il sera alors possible de trouver au métier un sens nouveau, dans un autre contexte que celui de son exercice en situation de production, et de soutenir désormais une nouvelle appartenance. C’est là un lieu de métissage entre le métier et l’enseignement du métier. Les premiers moments en enseignement étant décisifs dans la persévérance dans la profession (Gervais, 1999), il importe de hâter l’inscription à un programme de formation à l’enseignement et de trouver des formules d’accompagnement particulièrement aidantes pour les enseignants débutants. C’est d’ailleurs ce que propose le MEQ (2001) dans son cadre général d’orientation de la formation à l’enseignement professionnel. Dans ce contexte de transition, la formation à l’enseignement professionnel peut être vue comme un élément moteur et facilitateur de passage entre métier et enseignement et non plus comme une simple instrumentation des enseignants débutants. André Balleux / L’enseignement professionnel au Québec 45 CONCLUSION Cet article a permis de dégager un premier portrait des étudiants universitaires inscrits à un programme de formation à l’enseignement professionnel. Au-delà de la diversité des parcours et de l’hétérogénéité des groupes, nous avons dégagé le profil d’une clientèle adulte dont l’expérience professionnelle en milieu de travail s’étend sur plus de 13 ans, qui s’inscrit à un programme de formation à l’enseignement presque deux ans et demi après ses débuts en enseignement et qui poursuit l’exercice du métier pendant presque un an après avoir fait ses débuts en enseignement. Cette première étude met en lumière trois points particulièrement importants découlant de ces données. Tout d’abord, l’existence des trois lieux d’appartenance que sont le métier, l’école professionnelle et l’université au cœur même de la transition entre l’exercice du métier et l’enseignement. Ensuite, nous faisions au départ l’hypothèse que cette transition n’est pas le fruit du hasard, qu’elle s’inscrit significativement dans un parcours de vie. Nous pouvons maintenant constater que la période du milieu de la vie, considérée par les auteurs comme particulièrement fertile en événements développementaux, touche la tranche d’âge des 35-45 ans qui réunit une majorité des étudiants en transition vers l’enseignement. Enfin, il faut y voir l’importance de poursuivre l’investigation puisque cette première démarche n’a fait qu’entrouvrir une porte qui permet de situer globalement les acteurs sans toutefois comprendre réellement les enjeux et les défis de leur transition entre métier et enseignement. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Balleux, A. (2006). L’entrée en enseignement professionnel au Québec : L’apport du processus migratoire à la lecture d’un mouvement de passage. Carriérologie, 10(4), 603-627. Balleux, A. (2004). Les dossiers des étudiants inscrits dans les programmes de premier cycle en formation à l’enseignement professionnel à l’Université de Sherbrooke. Document non publié, Faculté d’éducation, Université de Sherbrooke. 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COORDONNÉES André Balleux, Ph.D. Professeur agrégé Département de pédagogie Université de Sherbrooke Sherbrooke (Québec) CANADA J1K 2R1 Tél.: (819) 821-8000 poste 2439 Fax.: (819) 821-6944 [email protected]