The Canadian Journal of Higher Education, Vol. XVI-1, 1986 La revue canadienne d'enseignement supérieur, Vol. XVI-1, 1986 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche ANDRÉ TURMEL* RÉSUMÉ Le but de ce texte sera d'analyser les représentations que les scientifiques se font de leur activité de travail, la recherche. Ces représentations sont saisies à travers le discours que les chercheurs tiennent sur leur métier. L'élaboration d'une politique scientifique s'accompagne d'un intense travail réflexifqui constitue un récit des pratiques de recherche qui sefont. Comment les chercheurs parlent-ils de la recherche? A quel type de connaissance ont-ils recours lorsqu'ils disent leur travail scientifique? La rationalisation de la recherche à laquelle s'attaque une politique scientifique porte au jour les logiques sociales qui constituent le travail de recherche. S'affrontent en fait une logique de la spatialisation et une logique de la temporalité dans le processus de mise en espace-temps de la recherche. ABSTRACT The purpose of this text shall be to analyse the representations scientists entertain about their research. These representations are grasped mainly through discussions researchers hold about their profession. Elaboration of scientific policy is accompanied by intense reflexive work which is in reality a narration of ongoing research experiences. How do scientists speak about research? To what type of knowledge do they refer when they speak of their scientific work? Scientific policy is a rationalisation of the research policy and this rationalisation brings about an understanding of the social logic underlying research. In fact the logic of spatialisation is confronted with the logic of temporality, the moment in the process of setting up the space-time relationship in any research. Le but de ce texte sera d'examiner la façon dont les universitaires en général et les chercheurs en particulier réagissent à la mise sur pied d'une politique québécoise de la recherche scientifique. L'examen de cet aspect de la question appelle toutefois quelques précisions. D'une manière générale, on s'est intéressé depuis un bon moment déjà à la question de l'intervention externe - étatique, économique, etc. - dans le champ scientifique ainsi qu'aux effets qui sont induits * Department de Sociologie, Université Laval 42 André Turmel par cette intervention: et notamment au problème de la reconfiguration du champ scientifique par le biais d'un déplacement de priorités ou l'apparition de nouvelles disciplines. (Van den Dacle & Weingart, 1976.) Ce texte ne vise donc pas à faire une analyse sociologique de la politique scientifique et de ses déterminants, notamment la volonté politique de contrôle du développement de la science dans une société donnée comme le Québec. Nous nous proposons plutôt d'analyser l'autre versant de la politique scientifique, à savoir les représentations que les scientifiques se font de leur activité de travail. Ces représentations sont saisies à travers le discours que ces scientifiques tiennent sur leur métier, tel du moins qu'il se donne à voir dans les mémoires soumis par ceux-ci en réponse au Livre Vert sur la politique scientifique. En fait, il s'agit moins de s'interroger sur la perception que les hommes de science ont de la politique scientifique, que de voir en quoi l'élaboration de cette politique scientifique constitue l'occasion de manifester, par l'activité d'écriture notamment, un travail réflexif qui accompagne et exprime tout à la fois l'activité scientifique qu'on se propose de saisir. 1. Politique scientifique et recherche scientifique Aussi étonnant et paradoxal que cela puisse paraître à première vue, les textes analysés parlent autant de recherche scientifique, voire même de science (avec ou sans majuscule - le détail a son importance) que de politique scientifique. Pour dire les choses exactement, ces textes parlent de politique scientifique afin de dire la recherche scientifique; le premier objet de discours n'est jamais que la condition, le passage nécessaire afin d'en arriver au second. Non pas que les discours sur la politique scientifique soient secondaires, au contraire. Ils ne prennent toutefois leur dimension effective que dans la mesure où ils trouvent leur point d'aboutissement dans le discours sur la recherche. Un élément donc à retenir pour commencer: il n'y a pas de discours autonome de la politique scientifique, clos sur lui-même; celui-ci articule toujours un discours sur la recherche, non seulement au sens où le premier englobe le second, mais également au sens où il est travaillé de l'intérieur par le second. 1.1 Une rationalisation de la recherche On s'attardera en premier lieu au fonctionnement particulier de ce discours sur la politique scientifique en indiquant comment il s'instaure, comment il est généré. D'une façon générale, lorsqu'il est question de politique scientifique, l'Etat est d'emblée placé en position d'interlocuteur principal, sinon unique. A cet égard, les textes interpellent directement l'Etat selon le rituel habituel des formules d'usage: ce qui instaure une interlocution puisqu'on ne parle pas à un Autre imaginaire comme lorsqu'on s'adresse à l'opinion, catégorie abstraite par excellence. Qu'il s'agisse en quelque sorte d'une situation obligée, incite déjà à quelques considérations. Ce qu'on saisit par le rituel figé qui inaugure presque tous les 43 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche textes, c'est que cette situation dialogique ne peut pas être considérée comme une interaction d'acteurs sociaux (Etat, scientifiques) interagissant dans un espace social circonscrit, mais qu'elle relève immédiatement de phénomènes plus généraux (rapports de force, division du travail, etc.) Cette situation inscrit de plus, en son point de départ, des rapports sociaux dans lequel un sujet s'advient et devient dans le rapport à l'autre. On pourra en voir une illustration dans le processus même de l'énoncé de sa propre position, mais surtout de sa singularité. Il contribue à accentuer la mise en relation des interlocuteurs à travers leurs pratiques langagières respectives; elles engagent déjà un certain nombre de significations récurrentes quant aux rapports sociaux en cause. Qu'il y ait méfiance, oui; mais on doit prendre garde à ce que cette méfiance indique de la relation entre les interlocuteurs. On s'entend généralement pour dire qu'une politique scientifique réfère au fait que la recherche est désormais institutionnalisée, organisée, orientée et financée; en somme qu'elle constitue un dispositif intégré au système social et requis à son fonctionnement. Les interrogations sur la gestion de la recherche trouvent à s'exprimer dans ces textes à propos des structures générales d'organisation du système de recherche. L'axe ordre-désordre départage très nettement les textes, la politique scientifique étant d'emblée donnée comme une volonté politique d'ordonner un système qui, jusque là, s'était développé de manière plutôt désordonnée. Le développement scientifique québécois a ceci de particulier qu'il est surtout le fait d'initiatives et d'activités locales circonscrites et limitées; en conséquence il n'est pas le fruit d'un plan mûrement réfléchi. Au surplus, il est redevable d'instances politiques diverses, poursuivant des objectifs différents; ce qui accentue le caractère éclaté de sa configuration. Bref jusqu'à ce jour, la croissance de la recherche québécoise s'est produite de manière relativement désordonnée; une politique de la recherche scientifique vise explicitement à remédier à cette situation et à conduire un développement qui soit réfléchi et cohérent. Discuter la mise sur pied d'une politique de la recherche scientifique et l'énoncer dans les termes indiqués - l'axe ordre-désordre - requiert que soit établi un bilan de la situation de la recherche. Il s'agit en quelque sorte d'un prérequis à la définition d'une politique scientifique. On questionne le registre de la connaissance mis en oeuvre pour établir ce bilan. Là-dessus, les textes ne se privent guère pour chicaner abondamment le Livre Vert: bilan trop qualitatif et pas assez quantitatif, constats non chiffrés, manque de perspective, propositions non suffisamment étayées, manque de profondeur, etc. On comprendra que ces discours illustrent moins une réactualisation de l'interminable débat de quantitatif et du qualitatif dans la façon de rendre compte d'un phénomène donné qu'une mise en relation particulière d'interlocuteurs campés dans un espace social spécifique: celui de la rencontre, voire de la jonction entre la science et le politique. 44 André Turmel De sorte que se trouve immédiatement posée la question de la légitimité des interlocuteurs et de leurs discours respectifs dans leur rapport à cet objet particulier, la politique scientifique. Le discours de la politique scientifique doit-il être fondé sur une légitimité de type scientifique? Rien de tel en effet pour disqualifier le discours de l'Autre que de questionner sa légitimité scientifique; cela produit un effet de sens incontestable. Mais c'est sans compter que le Livre Vert inscrit sa propre légitimité dans un autre créneau, le politique en l'occurence. C'est donc du choc de deux légitimités dont il est question ici. Pourquoi alors laisser sous-entendre que ce souci de contrôle est entièrement nouveau? Sans doute pour renforcer l'image d ' u n secteur universitaire "débridé" et mal organisé, tout en suggérant que les modifications proposées, parce qu'elles mettent enfin de l'ordre dans le chaos, sont entièrement justifiables. (99-33) Pour importante qu'elle soit, la question de la légitimité ne recouvre pas en entier le problème du registre de la connaissance auquel les scientifiques font appel pour penser et énoncer leur pratique. Et c'est sur le terrain des relations que le discours construit entre politique scientifique et développement de la recherche que la réflexion se déplace maintenant. Soulignons que ce rapport politique scientifique-développement de la recherche n'est jamais établi ou questionné en tant que tel: il est présupposé à tout discours, étant entendu qu'une politique scientifique ne saurait avoir d'autres discours, étant entendu qu'une politique scientifique ne saurait avoir d'autres finalités que le développement de la recherche. Cela apparaît indiscutable; et d'une certaine façon, les termes sont interchangeables. L'argumentation à cet égard se donne à voir soit à coup d'exemples concrets: le Japon, l'Allemagne, la Suisse et les USA étant les références cardinales, on ne tarit pas d'éloges sur leur "effort de recherche" et les retombées bénéfiques qui ne manquent pas de s'en suivre, tout en exhortant l'Etat à s'engager dans une telle voie; soit à coup de comparaisons, et alors la comparaison Québec-Ontario devient l'unité de mesure par excellence du développement de la recherche, l'Ontario étant donné d'emblée comme étalon de mesure. Tant du côté du discours de la comparaison que du côté du discours de l'exemple, on trouve des procédés argumentatifs généraux qui inscrivent ces textes dans une certaine logique de la démonstration. Car c'est une légitimité scientifique qui se profile à l'horizon et qui organise la mise en scène de ces discours. La science pour l'essentiel est une activité autogérée. Le grand défi d'une politique scientifique est de construire ce " s y s t è m e de la recherche québécoise" à l'initiative des chercheurs eux-mêmes. [...] De toute façon, ce n'est pas aux fonctionnaires de trancher des problèmes épistémologiques et idéologiques. Il faut laisser les chercheurs s'administrer eux-mêmes, ce qui n'équivaut pas au laisser-faire comme le prouvent leurs réalisations qui datent de bien avant q u ' o n s'avise de vouloir les administrer. (82-3 et 11) 45 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche Ainsi en son point de départ, le discours de la politique scientifique se trouve distribué selon une double opposition: l'axe ordre-désordre d'une part et l'axe légitimité scientifique-légitimité politique de l'autre. Cette double opposition indique de manière assez précise l'ambivalence qui marque la mise sur pied d'une politique scientifique: les chercheurs sont-ils les principaux experts de l'activité de recherche et en conséquence, de la politique scientifique? De toute manière, celle-ci ne peut être l'apanage des seuls gestionnaires de la recherche puisque, les textes l'affirment avec force, les chercheurs doivent être présents au coeur des décisions. Ce qui laisse place à une oscillation entre le discours classique des scientifiques à l'égard de la gestion de la recherche, un discours de la méfiance dans une logique de la leçon, qu'on peut résumer par une formule lapidaire: faites-nous confiance, donnez-nous des crédits et abstenez-vous de toute ingérence. Et un discours plus modulé, plus circonspect mais qui n'indique pas moins la voie à suivre: Cet accroissement des crédits alloués à la recherche scientifique doit être investi directement dans les activités de recherche plutôt que dans l'édification de superstructures mises sur pied pour gérer ces activités (35-19) D'un côté, l'impératif et la tension des interlocuteurs et de l'autre, la modalité du devoir qui montre de manière contraignante la voie où il convient de s'engager. 1.2 Les logiques sociales de la recherche D'une façon non-équivoque, le discours sur la politique scientifique infère une réflexion sur la recherche scientifique; et, par extension, sur les conditions générales de son développement. Nous venons d'indiquer comment ce discours sur la recherche scientifique se donne à voir dans certaines de ses arcanes. Toutefois l'ubicuité de ce discours est telle qu'il apparaît légitime de soulever la question suivante: la recherche scientifique constitue-t-elle l'objet spécifique voire même exclusif d'une politique scientifique? Auquel cas quels sont les ressorts qui l'articulent et les formes sociales historiques dans lesquelles elle se matérialise? Je vais tenter de circonscrire dans un premier temps la façon dont s'organise et s'articule ce discours sur la recherche scientifique; puis dans un second temps de voir à quoi il renvoie. Ce discours sur la recherche scientifique s'agence à partir du croisement de deux logiques internes qu'on juxtaposera à une logique externe, celle de l'Etat. On qualifie ces logiques d'internes parce qu'elles ont trait à l'objet en tant que tel; la première réfère à l'activité de recherche tandis que la seconde renvoie au développement du savoir. En fait, la première logique concerne le processus de production de la recherche scientifique par le biais d'une activité de travail particulière laquelle sert de support matériel à la recherche. Elle départage très nettement la pratique de l'activité de recherche et alors le clivage pertinent s'avère l'irréductibilité de la recherche par opposition à son caractère réductible. 46 André Turmel La nationalisation de la science nie l'idée même de la science. [...] La science doit se développer pour elle-même selon son mode de fonctionnement propre. Le premier objectif d ' u n e politique scientifique est de lui permettre d'exister ainsi. (82-31 et 32) En effet le développement scientifique est essentiellement fonction des conditions socio-économiques mais il contribue à l'amélioration de ces dernières. (48-18) La seconde logique interne est celle qui organise le développement du savoir. La première opposition mentionnée se dédouble alors en une seconde opposition qui concerne le statut du produit de la recherche, la connaissance scientifique. Elle s'articule autour de la dichotomie connaissance comme fin et connaissance comme moyen. Toutefois la recherche scientifique, quel que soit l'endroit où elle est pratiquée, a une seule fin, c'est-à-dire faire avancer les connaissances, que la recherche soit de nature fondamentale, appliquée ou quel que soit le nom que l'on veuille bien lui donner. (80-10) Or la recherche scientifique a, comme finalité, l'augmentation des connaissances et 1 ' application de ces dernières.[...] Mais vouloir dénier à 1 ' université son rôle d'enseigner comment la connaissance fondamentale s'applique concrètement, et donc de faire une certaine application de la recherche scientifique, c'est couper l'activité universitaire du concret vécu [...]. (35-10) Qu'est-ce à dire? On aura compris qu'en cherchant à voir comment s'énonce le discours sur la recherche scientifique, on a été amené à cerner les oppositions dont le texte procède en construisant son propre objet; et à suivre ces oppositions jusqu'aux ressorts qui les articulent et les mettent en scène en quelque sorte. Ainsi l'opposition première et fondamentale, celle dont toutes les autres sont redevables d'une certaine manière, concerne l'activité de recherche; ce qui apparaît en cause à travers toutes ces dichotomies oppositionnelles, tient à la nature même de cette activité et au statut du travail dont elle est le produit. Puisque tout tourne autour du caractère autonome ou dépendant du travail de recherche, la question renvoie à la nature même de l'activité de recherche. C'est donc l'axe irréductibilité-réductibilité qui clive le rapport à la pratique de la recherche. On ne se surprendra donc pas que le produit de la recherche, la connaissance, soit dichotomisé de manière analogue. La question se pose alors de ce que signifie l'irréductibilité de la recherche. Il s'agit en somme d'échapper à la contingence et d'accéder à l'universalité. En matière de recherche scientifique, la contingence est affaire d'instrumentalité - la recherche sert à, est fonction de ... - mais aussi de localisation dans un espace délimité, en l'occurence dans une société particulière historiquement située et datée (avec des priorités, des objectifs et des politiques notamment en matière de recherche). Par ailleurs, l'universalité qui constitue la clé de voûte de la logique de l'irréductibilité de la recherche renvoie au caractère non-instrumental et nonutilitaire de cette activité: elle ne connaît que ses propres lois, tout en développant les connaissances pour elles-mêmes. L'universalité présuppose aussi l'absence de 47 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche localisation dans un espace précis et circonscrit: la métaphore des frontières joue de manière capitale pour indiquer le non-enfermement de la recherche dans les limites des états nationaux et par conséquent l'articulation de cette activité sur un autre type d'espace, non codé en l'occurrence. 1.3 Recherche et discours de la Science En croisant ces deux logiques l'une avec l'autre, prennent alors forme deux types de discours assez distincts, voire même contradictoires. Les deux premiers termes des oppositions, à savoir l'irréductibilité de la recherche et la connaissance comme fin constituent l'axe fondamental du discours de la Science sur la recherche scientifique. Ce discours est articulé sur l'universalité et sur l'antériorité. Le discours de la Science est marqué par l'antériorité et c'est ce qui importe dans l'argumentation à ce stade de la réflexion. La marque de l'antériorité de ce discours signifie que la Science existe depuis des temps immémoriaux et qu'elle est notamment antérieure au texte pris en considération - le Livre Vert sur la politique scientifique - texte historiquement situé et daté, produit d'une époque particulière. Outre le fait qu'elle fonde incontestablement la légitimité scientifique, cette question de l'antériorité la déborde largement. Elle inscrit ces mémoires dans un lieu précis, celui de la Science, lieu d'où s'effectue la prise de parole et qui accrédite à la fois celui qui parle et ce qu'il dit. Il accrédite celui qui parle puisque son discours constitue une forme d'appropriation d'un texte déjà entendu qui permet à l'énonciateur de se reconnaître dans un discours extérieur - la Science dont en fait il est constitué comme sujet au sein et par son propre discours. En fait, c'est un sujet de la Science qui parle dans ces mémoires tout autant que c'est la Science qui parle à travers ce sujet pour morigéner l'Etat dans une pédagogie de la leçon. Dans l'hypothèse où la politique scientifique consiste en une mise en espace-temps d'une activité de travail, celle de la recherche, on constate que ce discours de la Science renvoie à une mise en espace-temps où paradoxalement il n'y a ni spatialité, ni temporalité: l'activité scientifique n'a pas de frontière et elle est la même partout où elle s'effectue. Par certains côtés, il s'agit bien de l'utopie d'une recherche totalement libre, indépendante et sans contrainte: non inscrite dans des rapports sociaux, i.e. non codée situationnellement. L'activité scientifique est la même partout, dans tous les lieux où elle s'inscrit en milieu gouvernemental, industriel ou universitaire. (35-9) Ce discours de la Science produit des effets de cloisonnement et d'exclusion ceci est de la science, ceci ne l'est pas - et par extension, des effets d'accréditation et de discrédit, l'institution scientifique universelle étant détentrice du monopole de la manipulation des biens symboliques scientifiques. Or on sait qu'en Occident tout au moins, la science incarne la rationalité avec toute la puissance symbolique que cela peut signifier; et que, d'une façon générale, le milieu scientifique s'avère plutôt hostile à ce qui pourrait perturber son ordre et 48 André Turmel sa hiérarchie. Ceci constitue un des ressorts principaux de la trame relative aux logiques qui dessinent la configuration du discours sur la recherche scientifique. 1.4 Recherche et discours utilitaire Par ailleurs, un retour aux logiques d'ensemble indique que les deux derniers termes des oppositions précédemment mises au jour, à savoir le caractère réductible de la recherche et la connaissance comme moyen, génèrent de leur côté le discours instrumental sur la recherche scientifique. Le caractère utilitaire de cette forme précise de pratique scientifique lui advient de la spécificité acquise par un type particulier de recherche: la généralisation d'une forme de recherche davantage axée sur la découverte que sur l'explication scientifique, soucieuse avant tout d'opérationnalisation concrète et d'innovation technologique ouvre en effet la voie à une différenciation accentuée de la pratique scientifique. Et notamment à une distanciation d'avec le modèle classique d'une recherche de type spéculatif. Ce type de recherche relève d'une temporalité particulière, marquée au coin de l'actualisation et de l'immédiateté; cette temporalité de l'immédiat apparaît redevable de la demande sociale qui lie la logique de la recherche à une finalité précise donnée dans l'acte même de la demande. En ce sens, le discours utilitaire sur la recherche - et ce, par opposition au discours de la Science -est un discours fortement contextualisé tant du point de vue de la temporalité que de la spatialité. Certes, l'instrumentalité et, dans son prolongement, l'utilitarisme sont, en recherche scientifique, caractérisés par l'ancrage social concret de l'activité dans une société précise, historiquement située et datée; c'est à cet égard qu'on peut évoquer le thème de la science comme force productive. C'est donc le contexte de l'usage qui apparaît ici déterminant: les questions relatives à la valeur d'usage effective des travaux de recherche. Si ce contexte produit indéniablement des effets d'accréditation, c'est dans la mouvance plus générale d'un processus de légitimation politique. Et c'est sur ce terrain que se fait la rencontre avec l'Etat et avec une politique scientifique. Bien que ce discours persiste à placer la science au-dessus des luttes intestines du politique - son insistance sur une planification souple, non dirigiste, respectueuse de l'autonomie de la recherche en constitue une indication - son mode de circulation relève davantage du politique, la forme symbolique y est pensée comme agissante plutôt que cognitive. Une forme symbolique de type cognitif renvoie au discours de la Science et à la logique de l'irréductibilité de la recherche. Cette réflexion nous conduit jusqu'au contexte où les différentes formes de l'activité de recherche possèdent une valeur d'échange particulière et où elles circulent. Toutefois, ces formes de recherche circulent différemment. Ainsi le discours de la Science se caractérise par une absence de clôture; cela indique qu'il n'est pas affecté par son contexte, par le lieu et le moment de sa matérialisation. Ce discours apparaît marqué par une intemporalité - de tout temps, la science a été et demeure la science - et sa non-inscription dans un espace 49 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche codé: l'utopie donc d'une pratique dans laquelle il n'y aurait paradoxalement ni espace, ni temps. Par contre, le discours utilitaire se donne à voir comme contextualité et relève d'une pratique de la recherche ancrée dans une réalité vivante qui se maintient et se développe dans le cadre d'un environnement contextualisé, notamment du point de vue de l'espace-temps. Et c'est à cet égard que la circulation des connaissances produites par l'activité de recherche est modalisée: d'un côté, le contexte de l'usage effectif des travaux de recherche; de l'autre, la décontextualisation d'une pratique et les effets paradoxaux liés à une telle clôture. 2 Division et localisation de la recherche scientifique Les réflexions précédentes tant à propos de l'activité de recherche - l'irréductibilité ou non de cette forme de travail - que du statut du savoir en tant que tel - la connaissance comme fin et comme moyen - ont introduit une distinction entre le discours de la Science et le discours utilitaire sur la recherche. La contextualisation de la pratique qui s'y opère est différente, voire contradictoire; en ce sens la circulation de l'activité de recherche et de son produit est redevable, dans chacun des cas, d'une temporalité et d'une spatialité codées d'une façon spécifique. Or une hypothèse de ce travail indique que la politique scientifique consiste en la mise en espace-temps de l'activité particulière de travail qu'est la recherche. Retrouvant ce filon, cette piste de la mise en espace-temps, l'analyse joue sur les différentes formes concrètes que revêt l'activité de recherche; une politique scientifique y intervient de quelque manière, en définissant un ordre de priorités pour le développement de la recherche notamment. 2.1 Le travail de l'espace-temps A cet égard sont d'ailleurs introduites les considérations sur les différentes formes d'exercice dans lesquelles se matérialise la recherche scientifique. Nous avons toujours été fortement questionnés par les innombrables et interminables discussions qui, dans l'ensemble des textes du corpus, énoncent la concrétisation effective du travail de recherche et en particulier les questions reliées à la division du travail de recherche: recherche fondamentale, recherche orientée, recherche appliquée, recherche libre, recherche-action, recherche liée aux services à la collectivité, etc. Et ce, sans mentionner le problème du passage immédiat, quasi instantanné, et de toute manière non interrogé, entre recherche scientifique et science. Comme si ce passage allait de soi. Il y a en effet une naturalisation de ce passage dont on serait en droit de soumettre l'articulation à l'analyse. Nous ne faisons que le souligner pour l'instant. Dans ce cadre très général, c'est une politique de la science qui doit inspirer, d'une façon plus immédiate, une politique de la recherche scientifique. Parce que ces deux projets en sont encore à se préciser, [...], les orientations d ' u n e politique de la recherche scientifique ne peuvent se prendre que progressivement. (35-4) 50 André Turmel Ne serait-ce qu'en terme strictement quantitatif, il fallait bien convenir de l'omniprésence du problème de la division du travail de recherche; celui-ci se situe précisément à la jonction de politique scientifique et de recherche scientifique dans la détermination des priorités de recherche. Nous avons longtemps hésité sur la façon d'aborder ce problème et de circonscrire le questionnement dans lequel s'inscrivait un tel discours. Nous pressentions qu'il se jouait des choses décisives dans ce discours sur la division de la recherche à l'égard de la reconfiguration du champ scientifique québécois. Nous hésitions d'autant plus que nous ne cessions de nous mettre en garde contre des associations trop hâtives du type discours de la Science (recherche fondamentale ou encore discours utilitaire; recherche appliquée). Question prodigieusement complexe en effet. D'autant que le Livre Vert participe de ce discours sur la division du travail de recherche selon une classification différente: recherche industrielle, recherche gouvernementale et recherche universitaire. Ce qui consiste à localiser la recherche dans des lieux spécifiques. A partir de cette classification d'après une localisation géographique de la recherche, une pensée réflexive est portée au discours autour du statut de la recherche scientifique ainsi que des différentes formes qui la matérialisent. Le problème toutefois excède la stricte question de classification, encore qu'il trouve là un mode d'expression privilégié: des énoncés s'y cristallisent dans l'élaboration d'une typologie pertinente. Or l'élaboration d'une typologie, et d'un système de classification de la recherche, se fait par le découpage d'un fragment de réalité et sa désignation d'après un critère spatial. Cette typologie deviendra véritablement productive et opérante lorsqu'elle sera mise en relation avec la typologie des chercheurs. Il s'ensuit que la recherche scientifique est ipso facto différente selon les lieux où elle se fait. C'est pourquoi, partant des lieux où se fait la recherche, les auteurs du Livre Vert ont défini le type de recherche qui s'y fait et qui doit s'y faire. Il s'agit ici, selon nous, d ' u n découpage arbitraire dans le champ de la recherche scientifique; à l'université peuvent très bien coexister ces trois types de recherche étant donné la diversité des intérêts et formation des chercheurs eux-mêmes. D'ailleurs, dans les faits, c'est ce qui s'est passé j u s q u ' à ce jour. (59-2 et 3) Hésitant devant les discours de la division du travail de recherche, nous avions par contre une hypothèse de travail à l'égard des discours sur la localisation de la recherche. Cette hypothèse trouve sa source dans les deux grands modèles connus d'organisation de l'activité de recherche: d'une part, les modèles français et sociétique dans lesquels l'organisation de la recherche - le CNRS et l'Académie des Sciences - est parallèle à celle du système universitaire. Et d'autre part, les modèles américain et allemand qui intègrent l'infrastructure de recherche, et l'intègre géographiquement, au système universitaire et à son organisation. Par ailleurs, des recherches précédentes (Turmel, 1981) avaient indiqué à quel point ce problème de la localisation de l'infrastructure de recherche dans ou hors de l'université s'avérait capital et pour la configuration du champ scientifique 51 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche québécois et pour la structuration de la pratique du métier d'universitaire. Question toujours reliée aux ressorts qui génèrent la mise en place d'une politique scientifique. Ceux-ci en effet se donnent à voir dans le processus même d'une prise en charge des objets de discours (la nature et les caractéristiques de la recherche scientifique) par une logique de localisation géographique et de spatialisation qui marque de manière décisive la matérialité de l'activité de recherche. Cette catégorisation de la recherche est déterminée non pas par les caractéristiques essentielles de la recherche scientifique, mais par des caractéristiques secondaires qu'on pourrait qualifier d'institutionnelles, ce mot se référant aux lieux où se fait la recherche. Ainsi la recherche scientifique est ipso facto différente selon les lieux où elle se fait. De là à conclure qu'en identifiant les caractéristiques du lieu où se fait la recherche on définira le type de recherche qui doit s'y faire, il n'y a qu'un pas que le Livre Vert franchit allègrement. (48-15) En effet, la mise sur pied de l'INRS et de centres de recherche en dehors de l'université ont soulevé, fin des années soixante, des problèmes aigus qui refont surface dans la foulée du Livre Vert. L'hypothèse générale de ce travail devient non seulement le fil directeur de l'analyse, mais la clé de voûte de la lecture de l'objet même du travail: à savoir la situation culturelle dans laquelle advient une problématique de la politique scientifique et plus précisément les formes de connaissance liées à cette problématique. 2.2 Géographie de la recherche et spatialité Le problème de la spatialisation de l'activité de recherche apparaît alors à la lecture comme une question d'importance majeure: un point nodal où prennent forme et se tressent un ensemble de questions relatives à la pratique sociale de cette activité de travail. Et ce d'autant que les discours qui s'énoncent à l'encontre de la sortie de l'infrastructure de recherche des universités trouvent leur origine dans le fait qu'historiquement au Québec, la recherche universitaire a toujours constitué l'armature fondamentale de la recherche scientifique. La mise en espace-temps de l'activité de recherche trouve dans le problème de la localisation des infrastructures de recherche - dans ou hors de l'université - une première mise en forme qui opère comme un révélateur du caractère décisif de la prise en charge de cette activité de travail par une logique de la spatialité. Comme nous l'avons d'ailleurs signalé au début de notre analyse, ayant procédé à un découpage arbitraire de la recherche scientifique, à partir des lieux mêmes où elle se fait, les rédacteurs du Livre Vert ne pouvaient que proposer de nouveaux lieux d'exécution de la recherche. (59-15) Distribués sur les campus universitaires, les instituts devraient avoir une existence juridique propre et être ouverts à l'ensemble de la communauté scientifique québécoise. (80-20) Toutefois pour importante qu'elle soit, la question de la localisation de la recherche ne saurait recouvrir à elle seule le problème de la spatialisation qui l'excède largement et dont elle ne constitue qu'un aspect pour ainsi dire. La 52 André Turmel spatialisation en effet se donne à voir sous d'autres modes que ceux de la localisation de la recherche. Prenons tout d'abord la façon dont les chercheurs nomment le système universitaire: on y parle abondamment de réseau - le réseau universitaire québécois, le réseau de l'Université du Québec, le réseau des institutions montréalaises, le réseau des centres de recherche - ce qui autorise à "planifier le réseau" (82-10) en vue d'en arriver à un "réseau harmonieux et équilibré" (89-22) ou à un "réseau du support à la recherche" (36-23). Or qu'est-ce qu'un réseau? On est mieux à même de cerner le caractère spatial du signifiant réseau en le resituant parmi l'ensemble des métaphores géographiques qui jalonnent ces textes: "les zones d'intervention" (48-33), "identifier les grandes avenues de la recherche" (90-11), "s'engager sur la voie de la souplesse" (35-2), "une bonne recherche n'a pas de frontière" (80-18). Comme on peut le constater, on circule beaucoup dans ces textes - dans des zones, des voies, des avenues, des frontières. La topique y joue de manière cardinale dans l'acte même de nomination du réel et de sa distribution dans l'enchaînement du texte: "faire de l'université un lieu de l'esprit" (59-10). Ce qu'indique le statut de la spatialité comme grille de lecture dans la pratique même de la recherche et dans l'activité qui la porte au discours. Evoquons brièvement un deuxième cas. Il s'agit de la façon dont on parle de politique scientifique. Il y est question des bases, des assises, du seuil, des fondements de la politique scientifique. De plus le discours de la politique scientifique opère selon un axe déterminé: redresser la situation (82-2), élever des barrières (48-15), édifier, ériger, rehausser le niveau de recherche (11-3), se hisser au niveau de compétence (11-10 et 11), en la (recherche universitaire) cantonnant dans sa tour de haut-savoir (59-4), monter des équipes de recherche (36-13). Métaphore de l'édifice, axée sur l'échelle haut-bas et articulée à une logique scalaire de la verticalité. Lors même qu'on circule beaucoup dans ces textes, on n'y circule pas n'importe où, ni dans n'importe laquelle direction: si la politique scientifique procède du clivage ordre-désordre, nos analyses s'avèrent en mesure de préciser que, selon la topique de la spatialité, l'ordre s'inscrit sur l'axe de la verticalité. Au terme de ce bref parcours qui, rappelons-le, nous a conduit des problèmes relatifs à la localisation géographique des activités de recherche à une logique de la spatialisation dans la mise en discours de la politique scientifique, à quoi sommes-nous renvoyés; et que pouvons-nous retirer de ces analyses? L'espace opère donc sur les deux plans indiqués à l'instant. Ajoutons que l'espace trouve un prolongement presque logique dans le visuel (voir, constater, viser, regarder) qu'une sociologie de l'oeil analyserait comme perspective iconique ou comme représentation picturale qui dispose la Société - ici, l'élaboration d'une politique scientifique - sous son propre regard. Qu'apprennent les propriétés spatiales, voire même visibles, du discours de la politique scientifique? Qu'est-ce à dire de l'opération qui consiste à projeter sur l'espace l'acte même de construction et de mise en discours d'une pratique sociale, 53 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche qu'il soit, comme le dit une certaine tradition philosophique, "une donnée immédiate de la conscience" ou "une catégorie fondamentale de l'entendement" (Cassirer, 1972), cela apparaît aussi indéniable qu'instructif. Pourtant c'est du côté des pratiques de connaissance qu'on poussera l'investigation; pratiques de connaissance entendues comme grille de lecture et mode d'intelligibilité de la réalité. Dans cette optique, la logique de la spatialisation et cette méthodologie du regard qui l'accompagne fonctionnent comme des formes particulières de connaissance qui induisent des effets de sens. Le discours opère ainsi à partir d'images ou de métaphores inscrites dans des processus spatiaux et visuels de représentation. Dans un remarquable article, l'anthropologue Johannes Fabian avance, à ce sujet, quelques propositions fécondes et stimulantes. [...] The ability to "visualize" a culture or society almost becomes synonymous for understanding it. The term is to connote a cultural, ideological bias toward vision as the "noblest sense" and toward geometry qua graphic-spatial conceptualizations the most exact way of communicating knowledge. Undoubtedly, the social science inherited that bias from rationalist thought and from the empiricists. (Fabian, 1984:292) A cet égard, d'intéressants recoupements pourraient sans doute être effectués avec la raison graphique de Goody (Goody, 1979). Fabian analyse la tendance à cartographier ("mapping") la culture dans des modèles, des formes tabulaires, des diagrammes, des graphiques, des taxonomies. La topique, et par extension la topographie, s'avèrent capitales parce que les éléments et les traits recensés sont d'abord définis par la place qu'ils occupent dans un espace social ou culturel. Une logique de la spatialisation décrit le déplacement et le mouvement entre les places dans l'ensemble considéré: une topographie spatiale de points et de circulation entre ces points. Pris en charge par cette logique de la spatialisation, les objets de discours sont ordonnés les uns aux autres dans des relations qui les disposent dans un espace précis, aux frontières délimitées. Ce qui introduit à cette méthodologie du regard: connaître, c'est voir. De là origine sans doute le caractère synoptique des formes les plus communément admises de la connaissance, celles qui vont le plus de soi à vrai dire. On comprendra l'importance de ces propositions à l'égard du discours de la politique scientifique: la mise en discours d'une pratique de recherche y est marquée non seulement par une logique de la spatialisation, mais par un surinvestissement des processus de connaissance qui en sont constitutifs. Ce qui ne va pas sans soulever quelques difficultés comme le fait remarquer Fabian: For it remains to be shown what sort of theory of knowledge brought about, or facilitated, a discourse whose visual-spatial concepts, models and typeconstructs always seem to work against the grain of temporal continuity. (Fabian, 1984:294) 2.3 Division de la recherche et temporalité Le discours de la division du travail de recherche se donne à voir sous une forme classificatoire dont on a déjà vu qu'elle ressortit d'une topographie du travail de 54 André Turmel recherche. En effet la classification proposée par le Livre Vert pour l'activité de recherche - recherche universitaire, gouvernementale et industrielle - procède d'une topique de la localisation géographique, l'espace surdéterminant alors la division du travail. Si on discute la classification énoncée par le Livre Vert, c'est en bonne partie pour en dire une autre, argumenter sur sa pertinence, en assurer les fondements. D'une façon générale, la division du travail de recherche trouve dans la question de la typologie et de la classification un mode d'expression privilégié; c'est à cet égard que le problème de la division du travail advient au discours. Au sein même de l'énoncé typologique et comme la travaillant de l'intérieur, une nouvelle forme de la division du travail de recherche prend corps. Pour les uns, la recherche est une et indivisible, quelles que soient les formes dans lesquelles elle se matérialise. L'activité de recherche est la même partout dans tous les lieux où elle s'inscrit, en milieu gouvernemental, industriel ou universitaire. (35-9) Nous émettons les plus sérieuses réserves quant à la pertinence de la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Certes, on peut voir dans la recherche fondamentale celle qui s'efforce de comprendre le monde et dans la recherche appliquée celle qui s'efforce d'agir sur lui, mais au-delà de cette approche générale, la définition des deux secteurs s'avère difficile, pour ne pas dire intenable, car la relation entre les deux secteurs est dialectique. (80-14) Pour d'autres au contraire, l'activité de recherche se différencie fortement: L'Université du Québec préfère ne distinguer que deux catégories de recherche: la recherche fondamentale et la recherche appliquée, chacune d'elles pouvant être effectuée soit comme une recherche libre, si le chercheur peut établir ses propres objectifs et organiser son travail, soit comme une recherche orientée si elle est commandée par une instance définissant les objectifs et encadrant le travail. Cette double typologie a l'avantage de ramener à deux les catégories reliées à la nature de l'objet de recherche et d'identifier, sous deux chefs différents, l'instance qui détermine l'orientation de la recherche. (48-16) A vrai dire, il est apparu au fil de la réflexion que ces deux éléments de la localisation et de la division du travail de recherche étaient inextricablement liés; en conséquence il fallait non pas les envisager séparément mais les analyser dans leurs rapports l'un avec l'autre, i.e. dans leur articulation. De sorte que si le problème de la localisation de la recherche s'avère redevable d'une logique de la territorialité et de la spatialisation de la recherche, le discours de la division du travail de recherche apparaît traversé par une logique de la temporalité. En effet, les distinctions taxinomiques dans lesquelles se donne à voir ce discours mettent en scène des questions liées à la transformation des formes de la division du travail de recherche; ces questions ressortissent de clivages qui structurent de la manière la plus apparente l'activité de recherche: besoins concrets, productivité immédiate et savoir technique (ou instrumental) d'un côté par opposition à la connaissance comme bien en soi, au savoir axé sur la formation de la personne, enfin à l'absence d'exigence de rendement mesurable de l'autre. Bref, en simpli- 55 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche fiant délibérément, la recherche utilitaire et la recherche qui ne connaît que sa propre fin. Est-ce que la société actuelle accepterait que l'université ne soit que le lieu où se poursuit, sous contrainte, l'expérience de l'esprit? Est-ce vraiment réaliste de croire que la mission de l'université contemporaine soit réduite à la seule dimension du développement général des conaissances? La société attend certes beaucoup plus. En effet, le développement scientifique est essentiellement fonction des conditions socio-économiques mais il contribue à l'amélioration de ces dernières. Voilà pourquoi l'université ne trahit pas sa mission en orientant une partie de ses activités de recherche vers la solution de problèmes concrets de la communauté régionale ou nationale qui l'a fait naître [...] (48-17 et 18) La temporalité de l'activité de recherche qui vient d'être évoquée est relative à la différenciation progressive, donc historique, de la recherche dans des formes différentes, voire même opposées. C'est donc dire que l'activité de recherche n'est pas une activité homogène qui, de tout temps, a existé toujours identique à elle-même; elle s'est développée dans des conditions historiques variées à travers les siècles, et les formes sociales qui sont les siennes aujourd'hui sont marquées historiquement (Turmel, 1981). Loin d'être monolithique, la pratique de la recherche s'est considérablement diversifiée depuis le moment où, ayant acquis son autonomie vis-à-vis l'enseignement, elle s'est constitués en tant qu'activité de travail. Par delà les temps chronologiques - l'avant et l'après d'un phénomène - l'historicité de la recherche est redevable des temps sociaux qui scandent, marquent et inscrivent l'activité de recherche dans les processus sociaux. Or si la recherche est une pratique, i.e. un travail de transformation, elle est de ce fait aussi historicité: à la fois formes de pratique qui s'accumulent et se différencient les uns des autres, et devenir de la r e c h e r c h e e n t a n t q u e j e u d e c o n t r a i n t e s q u i o u v r e n t u n c h a m p d e p o t e n t i a l i t é s et d e limites relativement complexes. C'est à cet égard que le discours sur la division du travail de recherche s'inscrit et dans cette perspective que la démarche d'analyse l'entend et le lit. Les ressorts qui articulent ce discours, les différentes formes qui concrétisent et matérialisent la recherche opèrent selon des temporalités sociales diverses qui organisent et hiérarchisent le développement de cette activité de travail. L'hypothèse générale de cette analyse quant à la mise en espace-temps en rend compte. Cependant celle-ci est complétée par une hypothèse plus spécifique qui concerne à la fois la relative clôture de la temporalité dans les sociétés actuelles et, en corollaire, le surinvestissement de la spatialité qui marquent les logiques organisatrices de la pratique de la recherche. Le problème toutefois demeure de cerner comment s'inscrivent la temporalité et l'historicité des processus de recherche dans l'activité qui la porte au discours. On ne se surprendra guère de remarquer que la forme la plus manifeste de la temporalité s'avère, dans ces discours, une temporalité de type chronologique. Le phénomène social en effet y est découpé en une séquence très marquée et 56 André Turmel délimitée - avant, pendant et après; celle-ci s'enchaîne le plus souvent en un temps linéaire dans une perspective néo-évolutionniste conçue en stade de développement. Malgré les difficultés inhérentes à une telle opération, le Livre Vert brosse un tableau fort intéressant de la situation de la recherche scientifique au Québec. Nous sommes conduits, à travers une série d'événements et de documents, présentés de façon chronologique, à retracer le fil conducteur qui aboutit à la formulation d ' u n e politique québécoise de la recherche scientifique. (48-15) [...] c'est justement à partir de cette analyse du passé et du présent que sont identifiées, renforcées, réorientées et même parfois bouleversées, dans les hypothèses du Livre Vert, les lignes de force du système québécois de la recherche présent et futur. (35-4) En fait, tout se passe comme si le discours de la politique scientifique induisait un modèle sémiotique de la temporalité, à partir duquel, par la distribution des unités chronologiques sur l'enchaînement de son texte, il construit à la fois sa propre historicité et la forme de connaissance dont celle-ci est constitutive. Le fonctionnement de cette symbolique du temps tient pour l'essentiel à la linéarité chronologique dont l'effet de sens propre consiste à réduire les processus sociaux en cause à une successivité et à un déroulement homogène qui n'est pas nécessairement cumulatif. A cet égard, l'histoire s'avère continuité et tradition bien davantage que rupture et reformulation. En tenant compte des leçons des grandes réformes récentes, il nous apparaît nécessaire de mieux respecter un certain réalisme de la continuité. (80-3) Prisonnière en quelque sorte d'une chronologie d'événements, l'historicité construite par les textes relate le développement de la recherche scientifique québécoise dans un discours d'évolution. Or ce discours d'évolution a ceci de particulier qu'il constitue une forme de connaissance historique marquée au coin de la méthode génétique. L'histoire d'un phénomène social se résume à en retracer la genèse; dans une perspective très durkheimienne, l'explication du phénomène consiste alors à remonter des formes complexes vers les formes élémentaires selon le postulat de la continuité événementielle. Il y a lieu de mettre en évidence quelques points essentiels des faits historiques qui ont conduit, à travers la genèse laborieuse d ' u n e certaine activité scientifique, à la résultante que l'on constate aujourd'hui. [...] la recherche scientifique doit accompagner et souvent devancer cette évolution. (35-4) Toutefois, le problème de la temporalité ne peut être confiné à la question de l'évolution dont elle ne constitue qu'un aspect, fondamental au demeurant. La temporalité trouve en effet d'autres modes d'opération que ceux qui sont relatifs à l'évolution de l'activité de recherche. Evoquons très brièvement, et sans nous y attarder plus qu'il ne faut, l'histoire-cliché, l'histoire-morte, l'histoire-prétexte. L'histoire fonctionne alors comme alibi, i.e. comme point de départ nécessaire et parcours obligé du processus de connaissance à l'oeuvre dans le discours réflexif: "encore une fois, l'histoire nous apprend que [...]" (82-15); notons au passage la modalité 57 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche adverbiale (encore une fois) qui accentue l'effet de sens propre à ce recours métaphorique à l'histoire-tautologie. Le point de départ nécessaire s'inscrit dans cette espèce d'entrée légitime en la matière qui consiste en un "bref rappel historique" afin de "resituer la période où [...]" (35-14). Le parcours obligé prend la forme d'une trajectoire entre le passé et le présent: "on examine les résultats à partir d'une lunette historique (en tenant compte de l'évolution)" (36-10). De là le discours passe presque imperceptiblement à l'histoire-causalité du type "pour des raisons historiques" (80-7). La pratique de connaissance qui fait de l'histoire une cause procède déjà d'une certaine réifîcation de l'histoire. Quand cette histoire dit la cause, elle laisse l'effet dans l'ombre; mieux, elle le tait. Quand elle quitte le terrain de l'histoire, la temporalité n'opère pas moins de façon linéaire, demeurant fortement redevable d'une chronologie successive. Ainsi la recherche scientifique québécoise "accuse un retard" (48-10), elle doit être "différente de ce qui se faisait traditionnellement" (59-10); elle est condamnée à un "renouvellement perpétuel" (48-26), basé sur la planification et "une vision prospective orientée vers l'évolution des agents" (35-6). Mais c'est sans doute au sujet des agents de la recherche, les chercheurs, que la symbolique du temps opère à la fois différemment et de manière plus prégnante. En effet, tout se passe comme si les chercheurs étaient redevables de formes spécifiques de temporalité, non immédiatement prises en charge par une chronologie événementielle, non irrémédiablement réduite au temps du calendrier (dates). Le discours sur la carrière des chercheurs offre une intéressante entrée en la matière. Déjà, penser en terme de carrière recèle l'idée de temporalité pour autant qu'une carrière s'étale dans le temps, scandée par des moments divers. Ainsi parlera-t-on "d'une réelle perspective de carrière" (80-7), des "traditions qui régissent les promotions" (48-26), et d'une productivité de recherche "à maintenir durant une vie entière" (82-16). A cet égard se pose le problème "d'éviter le vieillissement des effectifs" (48-28) en définissant une politique de "rajeunissement" (82-23) du corps professoral. D'où les problèmes spécifiques qui ont trait aux chercheurs: "l'intégration des jeunes chercheurs aux groupes déjà existants" (82-25), "la troisième génération de chercheurs" (82-13), "un noyau permanent de chercheurs" (59-17) ou "de jeunes professeurs frais émoulus" (36-11). Autant de façon de disposer les agents de la recherche dans une temporalité autre que chronologique, temporalité qui renvoie au cycle biologique de la vie. 2.4 La connaissance de la recherche Ce bref parcours nous a conduit des problèmes relatifs à la construction de l'histoire dans un discours d'évolution jusqu'aux éléments plus spécifiques d'une forme de temporalité qui désenclave la configuration du discours de la politique scientifique d'une suite séquentielle d'ordre chronologique. A quoi sommes-nous dès lors renvoyés? 58 André Turmel La temporalité opère sur les deux plans qui viennent d'être indiqués. Qu'à ce titre elle soit médiatrice du rapport aux pratiques sociales de recherche signifie que la construction du discours de la politique scientifique et de la recherche procède de l'axe de la temporalité. En ce sens, la politique scientifique s'avère effectivement une mise en espace-temps de l'activité de recherche, selon l'hypothèse générale de ce travail. Il ressort en effet que la temporalité traverse ces textes et les inscrit dans un certain type de rapport au monde. C'est toutefois en regard des pratiques de connaissance - à la fois grille de lecture et mode d'intelligibilité de la réalité - mises en oeuvre dans ces textes qu'on examine maintenant la question. La distribution du discours de la politique scientifique sur l'axe de la temporalité fonctionne comme une pratique de connaissance qui produit des effets de sens. Il est apparu, au fil de l'analyse, que la temporalité dominante dans ce discours était une temporalité linéaire et succcessive: le temps du calendrier et celui de l'horloge. Plus exactement le discours de la politique scientifique construit une symbolique temporelle de ses objets dont la logique donne à connaître l'histoire sous forme d'évolution, de continuité et de chronologie. L'histoire et la temporalité s'inscrivent surtout comme commémoration et comme repérage de points de repère. L'historicité de l'activité de recherche s'en trouve d'autant marquée qu'elle n'est pas véritablement construite, parce qu'appropriée et prisonnière du temps événementiel. La connaissance de l'histoire se donne à voir sous l'angle de la mémoire et du rappel. Cette logique de la temporalité distribue l'histoire de l'activité de recherche selon des dates qui constituent autant de points de repère entre lesquels circulent tantôt de l'évolution, tantôt de la continuité jusqu'à l'époque actuelle. Traversés par une logique de la temporalité, les objets de discours sont ordonnés les uns aux autres dans des relations qui les disposent dans une histoire précise, à savoir un enchaînement successif d'événements. Les pratiques de connaissance relatives à la temporalité se matérialisent par ailleurs dans des opérations discursives particulières dont la métaphore, le recours à l'image ou encore l'histoire-trajectoire, i.e. comme parcours obligé des processus de connaissances spécifiques à un discours réflexif. A cet égard, l'analyse signale que, même sous cette rubrique, l'activité de recherche demeure traversée par une temporalité de type linéaire. Le discours échappe à cette temporalité linéaire en fait lorsqu'il met en scène les agents de la recherche que sont les chercheurs. Les analyses qui précèdent nous amènent à formuler deux propositions. La première est à l'effet qu'on assiste actuellement à une clôture relative de la temporalité - le primat de la linéarité et l'effacement de l'historicité - et, en corollaire, à un surinvestissement de la spatialisation dans la mise en discours de la politique scientifique; ce qui constitue une indication quant à la prégnance de l'hypothèse générale de ce travail sur la mise en espace-temps de l'activité de 59 La politique scientifique comme mise en espace-temps de la recherche recherche. La seconde proposition se trouve à spécifier cette hypothèse dans un sens particulier. La mise en espace-temps de la recherche apparaît opérer dans le cadre d'une logique de la spatialisation lors même qu'elle tente de nommer et de dire le rapport à la temporalité: "la brisure temporelle" (59-5) n'est jamais que la prise en charge spatiale d'une temporalité qui n'arrive pas à s'historiciser, captive qu'elle est d'une contraignante linéarité chronologique. De la sorte, le rythme spécifique de développement de l'activité de recherche se trouve approprié par une logique de la territorialité. Ce mouvement renverse une hiérarchie de la recherche propre à la logique de la temporalité et qu'illustre à sa manière le discours de la division de la recherche; cette hiérarchie est corrélative des processus qui firent de la recherche une activité distincte et différenciée de travail. CONCLUSION D'une nouvelle configuration du champ scientifique québécois se dessine actuellement sous l'effet conjugué d'une accentuation de la division du travail intellectuel et des forces politiques qui ordonnent l'activité de recherche. La question de départ sur les représentations que les scientifiques se font de leur métier a été, au fil de la réflexion, reformulée, c'est-à-dire déplacée. Elle est devenue progressivement la suivante: comment les chercheurs parlent-ils de la recherche? Ils en parlent de telle façon qu'en effet ils recourent à des formes de connaissances, diverses et plurielles; lesquelles traversent et travaillent le remodelage des pratiques de recherche, dont certaines s'effacent peu à peu alors que d'autres se développent et croissent. D'une façon précise, le discours de la politique scientifique opère à partir d'une nouvelle mise en forme de l'espace et du temps. Le champ du travail scientifique qui décrit le déplacement et le mouvement entre les places du champ; l'espace donne figure aux positions sociales et à la circulation entre ces positions. La temporalité y est par contre relativement clôturée et prise en charge par l'espace: elle prend certes la forme d'une chronologie linéaire, de la marche en avant du progrès mais également d'un effacement, sinon d'une impasse, de l'historicité des pratiques de recherche. Celle-ci ne trouve guère à s'énoncer que sous le monde de l'histoire-alibi..De sorte que la temporalité y est conçue comme temps événementiel qui fonctionné comme calendrier ou horloge. , Dans la mesure pourtant où une politique scientifique départage les pratiques de recherche selon la logique d'une rationalité gestionnaire, le travail scientifique apparaît happé par une historicité qui ne trouve pas mot pour se dire. 60 André Turmel BIBLIOGRAPHIE Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques, 3 tomes, Paris, Minuit, 1972. Fabian, J., "The other and the eye: time and the rhetoric of vision", Communication VI, 2-3, hiver 1984, pp. 290-322. et Information, Goody, J., La raison graphique, Paris, Minuit, 1979. Gouvernement du Québec, Pour une politique Québec, Editeur officiel, 1979, 245 p. québécoise de la recherche scientifique, Tunnel, A., "Jalons pour une sociologie de la pratique universitaire", dans Dumont, Hamelin et Montminy (éd.), Idéologies au Canada Français, Québec, PUL, 1981, pp. 343-380. Van den Dacle, W. & Weingart, P., "Resistance and receptivity of science to external direction: the emergence of new disciplines under the impact of science policy", dans G. Lemaire, R. Macleod, M. Mulkay et P. Weingart, Perspectives on the emergence of scientific disciplines, Paris, Mouton, 1976, pp. 247-275.