The Canadian Journal of Higher Education, Vol. XXIII-3, 1993 La revue canadienne d'enseignement supérieur, Vol. XXIII-3, 1993 «Croissez et multipliez-vous»: la formation de chercheurs dans les centres de recherche en sciences de l'humain et du social MARIE-JOSÉE LEGAULT* Résumé On assiste au Québec à l'implantation de centres de recherche en sciences de l'humain et du social. Ces centres ont une double mission de production de connaissances et de formation de chercheurs et on peut voir se dessiner un dilemme entre ces deux missions, la première imprimant l'exigence d ' u n rythme de croisière que ne permet pas toujours la seconde. Je tenterai dans cet article de mettre à contribution une étude ethnographique réalisée dans trois de ces centres de recherche pour illustrer les processus avec lesquels on tente de résoudre cette tension. Entre autres, l'organisation locale du travail de recherche met en œuvre chez le personnel de recherche un jeu de trajectoires à l'intérieur de filières d'emploi segmentées et hiérarchisées et ce jeu présente une logique certaine reliée à la double mission des centres de recherche. Le modèle d'explication présenté ici met en évidence certaines limites du modèle de l'organisation logocratique du travail de Derber et Schwartz (1988) dans le cas des centres de recherche universitaires et propose une interprétation du processus de sélection de certains candidats que laisse dans l'ombre le modèle de la logocratie. * Télé-université. Je tiens à remercier Messieurs Michel Audet, Yves Gingras et Louis Maheu pour de précieux commentaires formulés quant à ce texte; sa facture finale n'engage toutefois que son auteure. 130 Marie-Josée Legault Abstract Research centers in the social sciences and humanities are currently being established in Quebec. Their mission is two-fold: to produce knowledge and to train researchers. A dilemma appears to be brewing between these two objectives, as the first emphasizes the kind of speedy and sustained progression that is not always possible in the second. This article will explore an ethnographic study conducted in three research centers, in an attempt to illustrate the process by which this tension can be eased. Thus, local organization of research work generates within the research personnel an interplay of segmented and graded informal mobility lines, which is a logical way to address the problem. The explanation model presented in this article exposes certain shortcomings of the Derber and Schwartz logocratic work organization model (1988) for university research centers, and proposes an interpretation of the candidate selection process, to which the logocratic model pays little attention. Introduction Le mouvement de collectivisation du travail de recherche universitaire au Québec s'est accéléré, à la fin des années 60, sous l'impact de la création du Programme pour la formation de chercheurs et l'action concertée (P.F.C.A.C.) et de ses programmes «Équipes et séminaires» et «Centres de recherche». Le programme «Actions structurantes» du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la S c i e n c e , créé en 1984 et i n t e r r o m p u en 1990, c o n t r i b u e à ce mouvement. Ces programmes concrétisent un trait distinctif de la politique s c i e n t i f i q u e q u é b é c o i s e en é m e r g e n c e qui c o n s i s t e à m i s e r sur les regroupements de chercheurs 1 et sur leur implantation dans les universités. 2 En c o n s é q u e n c e , les conditions du P.F.C.A.C., qui relève du ministère de l'Éducation du Québec, incitent dès le départ les chercheurs à combiner la formation de chercheurs et la production de connaissances au sein d ' u n processus collectif de travail: ainsi, les critères d'évaluation des nouveaux programmes exigent d'utiliser des étudiants comme m a i n - d ' œ u v r e . À la d i f f é r e n c e des r e g r o u p e m e n t s de chercheurs qui s ' é t a i e n t mis en place spontanément en sciences de l'humain et du social avant l'existence de ces programmes, les critères d'évaluation stipulent que ces étudiants doivent avoir un objet de mémoire ou de thèse relié de près au projet de leur directeur de recherche (Fonds F.C.A.R., 1990). Cela facilite la constitution, autour de chacun des chercheurs, d ' u n bassin important de main-d'œuvre de divers niveaux de formation pour un même projet de recherche. «Croissez et multipliez-vous» 131 Incidemment, l'importance que peut avoir une orientation adoptée par le Fonds F.C.A.R. est non négligeable car l'organisme représente, pour les chercheurs du Québec, une source importante de Financement.3 Or, la mise en place de tels programmes ne peut avoir sur tous les champs de connaissance le même effet car les contextes d'accueil diffèrent: alors que la combinaison de la formation de chercheurs et de la production de connaissances est implantée en sciences de la nature, 4 elle ne l'est pas en sciences de l'humain et du social et engendre une forme d'organisation du travail de recherche qui se distingue d'autres formes qui continuent d'y exister, notamment le travail solitaire.5 Il ne sera pas question ici de déterminer pourquoi les acteurs en position de décider 6 ont opté pour cette politique. Les questions qui sont soulevées au premier chef dans cet article sont plutôt reliées aux formes que revêt le travail collectif de recherche. Elles me sont d'abord venues d'une expérience de travail dans quelques centres de recherche; au cours de la vie quotidienne dans ces o r g a n i s a t i o n s é m e r g e n t e s , les m u l t i p l e s d é c i s i o n s à p r e n d r e q u a n t à l'organisation du travail alimentaient de longues et récurrentes discussions et cela mettait en évidence une certaine incertitude chez des chercheurs qui ne bénéficiaient pas d'un modèle ou d'une tradition d'organisation collective du travail qui soit propre aux sciences de l'humain et du social. L'ensemble de ces décisions pratiques constitue néanmoins un processus de structuration d'une forme d'organisation collective du travail de recherche qu'il est important de situer au regard de la réflexion sociologique sur le travail, qui établit des relations entre collectivisation et division sociale et technique du travail et, dans certains cas, taylorisation du travail. Pour ce faire, j'ai retenu une définition large de l'organisation du travail qui met en évidence ses éléments communs à travers le temps et l'espace tout en permettant une infinité de combinaisons entre ces éléments: «[Définissons l'organisation du travail comme l'ensemble des] rapports que les travailleurs et travailleuses entretiennent avec leur outil de travail [...], avec l'objet de leur travail (produit), avec leurs collègues de travail et avec la hiérarchie de [l'organisation].» (Gagnon et al., 1988, p. 108) Cette définition a la vertu de s'appliquer à toutes les époques ainsi qu'à des secteurs de travail tout à fait différents. Elle permet donc de comparer la structure de l'organisation collective du travail des centres de recherche universitaires en sciences de l'humain et du social avec les autres structures de production collective, en permettant de poser à son sujet des questions qui 132 Marie-Josée Legault renvoient aux principales conclusions des études concernant les expériences antérieures de collectivisation du travail. Le p h é n o m è n e de la c o l l e c t i v i s a t i o n du travail de r e c h e r c h e et de l'émergence des regroupements de chercheurs, malgré son ancienneté en sciences de la nature, est aussi peu étudié par les sociologues des sciences que par les sociologues des organisations, du travail et des professions. Lorsque la production scientifique fait l'objet d'études, ce n'est pas sous l'angle de l'organisation locale du travail, car cet aspect est négligé dans les théories contemporaines de l'organisation du travail scientifique, au profit d ' u n e approche plus inspirée de la sociologie des professions qui dépeint «la discipline» comme une organisation de pairs, à la fois semblable et différente de la profession. 7 Par ailleurs, bien des sociologues des sciences se sont penchés sur le travail quotidien des chercheurs en sciences de la nature, mais pour jeter un éclairage nouveau sur l'élaboration de la pensée scientifique. 8 L'organisation du travail universitaire fait aussi l'objet de nombreuses études, qui contribuent à la compréhension de la spécificité des centres de recherche universitaires, mais qui ne poursuivent pas l'objectif de cerner la spécificité de l'organisation locale du travail de recherche en sciences de l'humain et du social.9 J'ai cherché à comparer les effets de division sociale du travail dans les centres de recherche aux effets traditionnellement associés à une expérience de collectivisation et je tente de répondre à trois questions qui concernent principalement les rapports qu'entretiennent les membres des centres avec la hiérarchie de l'organisation et, accessoirement, avec l'objet de leur travail et leurs collègues:' 0 peut-on mettre au jour une structure hiérarchique de postes commune à tous les lieux visités? Si oui, quel est le principe organisateur de la hiérarchie dans ces structures? Quelles sont les règles qui régissent la mobilité dans la structure de postes, quels sont les mécanismes d'accès des personnes aux postes et de distribution des postes aux personnes? Dans cet article, je procède à l'analyse des caractéristiques organisationnelles particulières des centres de recherche universitaires, soit leur double mission de formation de chercheurs et de production de connaissances. L'analyse de la forme d'organisation du travail qu'empruntent les chercheurs des centres me conduit à l'interpréter comme un mode de résolution d'une tension importante dans l'organisation, liée à sa double mission. La tension entre les missions de formation de chercheurs et de production de connaissances n'est que l'une des manifestations de la plus large tension entre l'enseignement et la recherche; ainsi l'article contribue-t-il à ce débat en fournissant l'exemple circonscrit des centres de recherche en sciences de l'humain et du social comme lieu de cette «Croissez et multipliez-vous» 133 tension, et non le moindre. En outre, l'article reprend certains éléments de la thèse de l'organisation logocratique du travail (Derber & Schwartz, 1988) pour en souligner l'inadéquation quant aux centres de recherche universitaires. Bref, le traitement de la tension particulière aux centres de recherche en sciences de l'humain et du social, en plus de se rattacher à un courant de travaux du champ des théories de l'organisation, constitue une contribution à un débat important sur le plan pratique. Méthode Le présent article s'appuie sur une étude ethnographique de trois centres de recherche en sciences de l'humain et du social." Depuis une vingtaine d'années, la sociologie des sciences est alimentée par un f o i s o n n e m e n t d ' é t u d e s ethnographiques 1 2 qui ont profondément remis en cause les idées qui en constituaient la structure, 13 à un point tel que les auteurs empruntant cette démarche ont acquis un ascendant certain sur le champ contemporain: «Ces.[...] études ethnographiques ont largement montré la nécessité de disposer de descriptions toujours plus détaillées du processus de production de la connaissance scientifique: loin d'apporter des explications faciles, ces premières études ont en effet révélé la complexité de la pratique scientifique et de ses conditions de production. [...] De plus, l'existence d ' u n corpus descriptif et analytique maintenant considérable résultant d'ethnographies de la science permet, depuis peu, de comparer, élaguer et synthétiser. Le nombre grandissant de modèles plus ou moins semblables et généralisables permet de mettre en évidence des points de vue et arguments [...] et de faire ressortir l'intérêt des conclusions en découlant.» (Gauthier, 1991, p. 2 et 4). Un nombre important de sociologues et d'anthropologues des organisations, 14 ainsi que de sociologues des s c i e n c e s , " choisissent l ' e t h n o g r a p h i e afin d'éclairer certaines questions de recherche. En effet, certaines questions requièrent l'étude en profondeur d'un nombre restreint de situations afin d'en faire ressortir la dynamique et le mouvement: les études d'organisation du travail se prêtent bien à ce type d'étude. L'emprunt de toute méthode comporte à la fois son coût de renoncement et ses avantages. Le choix d ' u n e méthode ethnographique a l ' a v a n t a g e de permettre l'étude des conduites réelles plutôt que des conduites relatées. De plus, l ' e t h n o g r a p h e retire un bénéfice important de la petite taille de la population québécoise des centres de recherche en sciences de l'humain et du 134 Marie-Josée Legault social: en effet, l'étude de trois centres représente l'étude d'une bonne part de cette population, définie selon les critères contenus dans l'article, car ces centres tétaient au nombre de 11 au moment de la sélection d'un échantillon. Les études réalisées sur de grands ensembles, notamment au moyen de questionnaires ou de l'analyse de données secondaires, permettent par ailleurs de connaître un vaste panorama de la réalité, de vérifier l'espace d'application d'une relation donnée, de mettre en évidence les tendances d'une population et de soutenir des prétentions à la généralisation des relations mises au jour. Un tel scénario avait été envisagé pour la présente recherche, mais il a été rejeté pour une importante raison: les études e t h n o g r a p h i q u e s récentes réalisées d a n s les centres de recherche en sciences de la nature ont permis de constater la disparité entre les comptes rendus qui reposent sur des informations obtenues par questionnaires plus ou moins uniformisés et ceux qui reposent sur l'observation in situ. En effet, les questionnaires qu'on pourrait élaborer à partir des travaux existants ne p e r m e t t r a i e n t pas de c e r n e r une p r a t i q u e plus implicite q u ' e x p l i c i t e . La connaissance des pratiques d'organisation locale du travail doit être approfondie avant de pouvoir se prêter à l'élaboration d'un questionnaire détaillé. Pour familière q u ' e l l e puisse paraître à des chercheurs, la description ethnographique de l'organisation locale du travail de recherche n'est pas moins essentielle pour asseoir l'analyse qui la suit. Il y a au moins deux raisons à cela. La première est qu'il faut se méfier du sentiment de familiarité, car l'expérience autant q u e la sociologie de la c o n n a i s s a n c e nous a p p r e n n e n t q u ' i l n ' y a d'«évidence» que relative... L'interprétation spontanée des acteurs n'est pas universelle ni consensuelle: les expériences d'exposé public de mes résultats me confirment que chercheuses et chercheurs en ont une lecture différente des . assistantes et assistants, des administrateurs de recherche et des fonctionnaires, et tout cela met en évidence le caractère problématique de la chose. En outre, m ê m e d e v a n t un c o n s e n s u s sur u n e i n t e r p r é t a t i o n i n t u i t i v e d ' u n o b j e t , l'expérience nous a maintes fois montré à ne pas conclure à la vanité de toute quête de connaissance scientifique. Enfin, la deuxième raison est qu'il faut signaler les éléments du contexte qui font l'objet de l'analyse, car ce n'est pas toute la réalité des centres de recherche qui est étudiée, mais une sélection au sein de celle-ci. L'article porte sur les effets de division sociale du travail qui se manifestent dans trois regroupements de chercheurs universitaires en sciences du social qui empruntent le mode le plus structuré d'organisation collective du travail, celui du centre de recherche: «Croissez et multipliez-vous» 1. Ce sont des o r g a n i s a t i o n s c o l l e c t i v e s de p r o d u c t i o n de connaissances sur le social qui réunissent des travailleurs de différents statuts, c'est-à-dire de 20 à 30 chercheurs ou boursiers postdoctoraux et entre 50 et 100 employés: professionnels de recherche ou coordonnateurs, techniciens, assistants (incluant un nombre très variable d'étudiants) et personnel de soutien; 2. Ils ont une certaine longévité: les centres étudiés existent depuis 10 à 20 ans; 3. L'infrastructure de la recherche est financée en sus des projets de recherche qui y sont réalisés, par les organismes subventionneurs, par des ministères ou par les universités; 4. Leurs membres se consacrent à la réalisation d'un programme de recherche qui intègre différents projets; 5. Les membres poursuivent l'objectif de former de jeunes chercheurs: dans chacun des centres, on compte entre 40 et 60 étudiants, souvent rattachés aux projets de recherche à titre d'assistants; 6. 135 Les activités de recherche se déroulent dans un lieu de travail commun. J'ai visité ces trois centres à tour de rôle pendant une période de quatre mois, à l'automne 1989. J'ai réalisé 34 entrevues auprès de leurs membres 16 et observé des activités de travail de tous ordres: réunions d'équipes de recherche, séminaires et conférences, séances de travail entre pairs. J'ai aussi assisté à diverses réunions d'administration et consulté des productions écrites. Une hiérarchie segmentée Dans les centres de recherche visités, on ne peut trouver d'organigramme et on ne reconnaît officiellement que trois catégories de travailleurs affectés à la recherche: les chercheurs, les assistants et les professionnels de recherche.17 On ne peut y trouver une version écrite des descriptions de tâches, des procédures de recrutement, de sélection et de promotion; selon le «folklore» local, Inorganisation» du travail n'existe pas et il n'y a qu'improvisation. Mais audelà de ce discours, qu'en est-il? La m a j o r i t é du personnel s u b o r d o n n é des centres de recherche est composée d'étudiants inscrits aux études supérieures dans les champs de connaissance des chercheurs du centre et se déplace à travers une filière ascendante d'emplois. A sa base, on trouve le nouveau personnel inscrit aux 136 Marie-Josée Legault programmes d'études supérieures de deuxième cycle et, dans les universités a n g l o p h o n e s , des é t u d i a n t s de p r e m i e r c y c l e inscrits au p r o g r a m m e de baccalauréat Honours. Les directeurs de recherche leur attribuent en général les tâches du «bas de la pyramide», notamment la collecte et le traitement des données. Des étudiants diront de leurs premières tâches: «Tous les assistants [de mon niveau] font de tout: [...] administrer d e s t e s t s , c o d e r les d o n n é e s b r u t e s , e n t r e r les d o n n é e s [sur ordinateur] et nettoyer les données. [Administrer les tests] est le travail des étudiants parce que les gens n'aiment pas ça: il faut se déplacer avec un équipement lourd (pour y aller on transporte deux valises) et faire fonctionner plusieurs appareils.» «J'entrais les données [reçues du commanditaire du projet] sur support informatique [...] j e traitais les données brutes pour les m e t t r e s o u s f o r m e d ' i n d i c e s [ . . . ] j e f a i s a i s des a n a l y s e s de régression [demandées par mon patron] pour estimer l'importance de certains facteurs [...] J'ai aussi mis à jour un rapport qu'il avait écrit l'année dernière avec les données de l'année, j'ai mis à jour son plan de cours. J ' é t a i s sa b o n n e à tout faire, j e faisais les solutionnaires de ses travaux pratiques. Quand j ' a i commencé je faisais les pires jobs, que les autres voulaient pas faire.» Ce personnel peut espérer changer de tâche plus d'une fois, gravir la filière ascendante jusqu'au sommet et, rendu là, accomplir les tâches exclusives au métier de chercheur. Les trajectoires individuelles des assistants d'un poste à l'autre engendrent une architecture d ' e m p l o i très mobile où les ascensions connaissent des vitesses variables et où la durée des séjours à chacune des étapes varie en conséquence. Les tâches confiées aux assistants-étudiants de deuxième cycle ont pour effet de les socialiser à diverses conditions du métier, entre autres par la pratique de la polyvalence sur les lieux de travail: «J'ai participé à toutes les étapes, mais à petites doses, tout était sporadique, jamais je ne savais ce qui arrivait avec les données.» «J'ai fait une grande partie du travail statistique [...] aller trouver les d o n n é e s e x a c t e s qui p e u v e n t b i e n s ' e n t e n d r e a v e c n o t r e recherche [...] vérifier si les données ont du bon sens, construire la b a n q u e de données: entrer les données, l ' o r g a n i s e r . T e s t e r les données: les organismes officiels nous donnent des données qui sont pas toujours bonnes. Faire tous les calculs qui devraient s'adonner à la théorie générale, les vérifier.» «Croissez et multipliez-vous» 137 C e l a n ' e s t pas vécu c o m m e une s i t u a t i o n de s u b o r d i n a t i o n , m a i s d'exposition aux caractéristiques du métier, d'apprentissage: «[L'autonomie] c'est plus ou moins important. Je suis dans un environnement qui fournit beaucoup d'interaction et d'occasions d'apprendre, d'acquérir de l'expérience. La stimulation de l'équipe est plus importante. Ce n'est pas une priorité [...] peut-être si je poursuis en recherche...» Parmi l'ensemble, certains sont assignés par la suite à des tâches q u ' i l s considèrent plus gratifiantes, sans changer de titre ni augmenter leur salaire. Si cela constitue pour eux une promotion, c'est entre autres parce que ce qui représente, pour le personnel de recherche, 18 la période de polyvalence des tâches décrite plus haut correspond, chez les directeurs de recherche, à une période d'observation et de sélection: «Au début, on prend les personnes qui s'offrent, à temps partiel, souvent pour des tâches de c o d e u r s , à l ' h e u r e , sans trop de conséquences. Après, on demande au coordonnateur comment chacun se débrouille: il doit être fiable, consciencieux. On se fie à la consistance des impressions: celles du coordonnateur, des étudiants avancés, la mienne.» Dans les réunions des membres d'une équipe, les directeurs de recherche mettent notamment en scène des activités qui fournissent l'occasion d'une certaine sélection: «On s'habitue à se dire des choses directes. J'encourage la sévérité et la rigueur, mais qu'on ne se fasse pas d'ennemis pour autant: «Ton affaire ç'est pas bon, mais j ' a i un moyen pour que ça le devienne». Faut que t'arrives préparé et non pour te montrer. Le jeu ç'est de détruire l'autre. Si t'es pas capable, ben tant mieux.» Selon les assistants, une bonne évaluation à ce stade conduit à être libéré des tâches dites fastidieuses et à les reléguer aux moins initiés: «J'étais malheureux. Le directeur s'en est aperçu. Il a délégué les tâches emmerdantes à d'autres étudiants [...] Je ne fais plus de décodage, mais je vérifie les premières [versions de ceux qui le font], seul d'abord, avec le directeur ensuite.» Plus les assistants sont réputés avoir acquis d'un savoir dont nous verrons plus loin la nature, plus leur autonomie croît et se manifeste par la longueur des périodes où ils réaliseront un travail assigné sans en rendre compte: 138 Marie-Josée Legault «[Peu à peu] j ' a i pris en charge toute l'expérimentation sur le terrain. Je prends le matériel ici, je vais [sur le terrain], [le directeur] m'a dit: «Débrouille-toi», m'a tout mis entre les mains, il ne vient plus sur le terrain. Je suis responsable du protocole là-bas. C'est moi qui en ai construit [toute une partie].» Tous ne connaissent pas ce sort; on peut assigner les assistants au ménage ou au travail de secrétariat: ranger les dossiers, faire le ménage, le courrier, les photocopies, chercher des références à la bibliothèque, faire des calculs triviaux ou de la comptabilité simple. Ces tâches ne requièrent pas d'habiletés en recherche et leur contenu de formation est mince. L'attribution de tâches triviales est lourde de conséquences dans un métier qui s'apprend «sur le tas» et manifeste la sanction négative des directeurs de recherche." En outre, dans certains centres, une filière secondaire coexiste avec cette filière ascendante et se compose des assistants qui ne sont pas inscrits aux études supérieures dans le champ de connaissance: cette filière plafonne au bas de la hiérarchie des emplois et gonfle son volume. Les assistants qui sont dans cette situation ne peuvent espérer de promotion, ce qui ne signifie d'ailleurs pas que les assistants engagés dans la filière ascendante, où des promotions sont p o s s i b l e s , seront a u t o m a t i q u e m e n t p r o m u s . Ce c o n t i n g e n t d ' a s s i s t a n t s appartenant à la filière plafonnée, moins nombreux que le précédent et formé de ceux qui ne sont pas des étudiants dans le c h a m p de c o n n a i s s a n c e des chercheurs du centre et d'étudiants inscrits au premier cycle dans le champ de connaissance des chercheurs du centre, est assigné aux tâches décomposées du bas de la pyramide, qui requièrent peu de formation et qui sont réalisées sous la supervision d'assistants de recherche: ils sont assignés à la collecte de données, font des entrevues sur le terrain ou par téléphone, se livrent au dépistage téléphonique des sujets, sont préposés au codage et à la saisie informatique des données. Ce sont là les tâches qui sont aussi confiées aux débutants de la filière ascendante. Toutefois, dans le cas des assistants de la filière plafonnée, les consignes de réalisation de la tâche leur sont transmises par le coordonnateur, mais la raison d'être de ces consignes au regard du projet dans son ensemble et les informations sur les opérations accomplies en amont et en aval ne leur sont en général pas fournies. Un membre de ce personnel peut améliorer son rendement, mais quelle que soit sa compétence, sa filière d'emploi exclut toute promotion: son emploi est greffé, en vertu de besoins conjoncturels, à une organisation du travail dont l'autre filière, ascendante, est celle de la formation à la recherche dans un champ de connaissance précis. Un étudiant qui appartient «Croissez et multipliez-vous» 139 à la Filière secondaire ne peut se déplacer dans la filière principale, la seule qui soit ascendante, qu'en s'inscrivant dans un programme d'études supérieures dans le champ de spécialisation des chercheurs. L'adéquation est telle, entre les cycles d'études supérieures et la filière ascendante des emplois d'assistants de recherche, qu'à titre d'exemple, un assistant qui n'est ni étudiant, ni diplômé du champ de connaissance principal du centre, malgré une ancienneté de 14 ans, ne semble pas admissible au poste de coordonnateur de l'équipe. Il est «assistant à temps plein» depuis tout ce temps: «L'assistant c'est le chien de la famille. [Dans l'ordre] il y a des p r o f e s s i o n n e l s de r e c h e r c h e , des a d j o i n t s de r e c h e r c h e , des coordonnateurs et des gens comme moi. Je suis l'homme à tout faire.» Rares sont les étudiants qui gratifient le centre d'une telle fidélité à leur emploi: le roulement est élevé dans les deux filières et si la structure d'emploi est stable, les personnes qui occupent ces emplois ont, quant à elles, une grande mobilité. S'ils sont des étudiants inscrits à des programmes d'études supérieures autres que ceux offerts par les unités d'enseignement auxquelles appartiennent les chercheurs, ces étudiants ne se distinguent pas des assistants non-étudiants. Par un effet de clôture sociale du champ, seuls les assistants qui sont inscrits aux études supérieures dans le champ de connaissance des chercheurs du centre, ou qui l'ont été, auront accès à la filière ascendante des emplois de recherche. Ainsi parvient-on à remplir les exigences en matière de production de connaissances et de formation de chercheurs, tout en protégeant la structure de reproduction du champ. En résumé, formellement, il n'existe qu'une hiérarchie à trois niveaux, ceux des chercheurs, des professionnels de recherche ou des coordonnateurs et des assistants. Or, tant les assistants que les chercheurs font état, dans leur discours, d'une hiérarchie plus raffinée mais officieuse des tâches, représentée dans la figure 1. On la dit officieuse parce qu'elle ne correspond pas à l'échelle de titres qui prévaut dans les universités; mais elle existe car les paliers de la progression sont partout les mêmes. En e f f e t , grâce à la segmentation de la hiérarchie des emplois, les chercheurs disposent d ' u n réservoir d ' e m p l o i s diversifiés permettant de distribuer le personnel de recherche selon ses forces au regard des deux missions du centre: certains assistants, se déplaçant dans la filière ascendante, s'engageront dans la formation à la recherche et seront exposés aux tâches variées du métier, y compris à ses tâches exclusives, soit l'encadrement, l'interprétation et la communication de résultats scientifiques, notamment la publication dans des revues savantes. D'autres seront assignés à la production 140 Marie-Josée Legault Figure 1 H I É R A R C H I ES E G M E N T É ED E S EMPLOIS DANS TROIS C E N T R E SD ER E C H E R C H E E NS C I E N C E SD E L'HUMAIN E TD U SOCIAL EMPLOIS RELIÉS À LA PRODUCTION DE CONNAISSANCES «Croissez et multipliez-vous» 141 intensive de données et aux étapes de la production qui ne sont pas exclusives au métier de chercheur. La hiérarchie segmentée joue donc un rôle important dans l ' a c c o m p l i s s e m e n t des deux missions des centres de recherche universitaires. Le principe organisateur de la hiérarchie segmentée On peut difficilement concevoir la transposition automatique, dans le secteur de la recherche, des catégories du pouvoir fondé sur la propriété du capital qui généralement sont au principe des hiérarchies dans les organisations. Par ailleurs, des personnes de différents statuts travaillent ensemble dans les centres et forment eux aussi une structure hiérarchique. Derber et Schwartz (1988, 1990) figurent parmi les rares auteurs qui s'intéressent à cette forme particulière d'organisation du travail qui force à combiner la formation de chercheurs et la production de connaissances. Sociologues des professions, leur préoccupation p r e m i è r e est d ' é t u d i e r l ' é v o l u t i o n de l ' a p p a r t e n a n c e de c l a s s e c h e z les professionnels. Ils prennent pour indicateur la nouvelle place qu'occupent ces d e r n i e r s d a n s la d i v i s i o n s o c i a l e du t r a v a i l au s e i n d e s c a b i n e t s d e p r o f e s s i o n n e l s i n d é p e n d a n t s , d e s s e r v i c e s p r o f e s s i o n n e l s de g r a n d e s bureaucraties, des instituts de recherche indépendants et des petites entreprises de haute technologie. Le modèle général de la logocratie Ils soutiennent une thèse selon laquelle, dans ces lieux, le savoir est si important que les rapports sociaux locaux se fondent avant tout sur lui et non sur la p r o p r i é t é des m o y e n s de p r o d u c t i o n . À l ' i n t é r i e u r des r a p p o r t s s o c i a u x capitalistes, se mettent en place des rapports sociaux dits «logocratiques», qui n'en menacent pas l'existence, mais constituent plutôt une niche en son sein. L ' « o r g a n i s a t i o n logocratique du travail» serait une f o r m e m o d e r n i s é e de l'organisation du travail artisanal, où la formation en cours d'emploi s'ajoute à un cursus scolaire pour transmettre une partie du savoir requis à l'exercice de professions. 2 0 Dans un premier temps, les étudiants acquièrent à travers un cursus scolaire un corpus de connaissances codifiées. Puis, les praticiens a c c r é d i t é s t r a n s m e t t e n t en c o u r s d ' e m p l o i u n e l a r g e part de s a v o i r dit indéterminé, qui ressortit à l'expérience et n'est pas codifié: il résulte d ' u n travail réflexif d'appropriation et d ' a m é n a g e m e n t de conclusions tirées de l'exposition à des situations variées. Le savoir indéterminé servira tout au plus de guide pour décoder les informations disponibles, poser un diagnostic et trouver une solution originale à un problème. 2 ' Le savoir indéterminé s'apprend 142 Marie-Josée Legault par la pratique supervisée des activités qui le mettent en œuvre et les maîtres d o i v e n t c o n s a c r e r u n e part i m p o r t a n t e de leur t e m p s de travail à c e t t e supervision. 22 En principe, la position dans une hiérarchie logocratique telle q u ' o n la trouve dans les milieux étudiés par Derber et Schwartz s'élève avec la maîtrise du s a v o i r i n d é t e r m i n é , e x c l u s i f aux m e m b r e s ou f u t u r s m e m b r e s de la profession, et les employés non-membres ne peuvent être promus. On y trouve une double filière d'emploi: une filière ascendante pour les apprentis qui, tous, se destinent à exercer le même métier que leurs maîtres: par exemple, tous les stagiaires se destinent à devenir médecins. Tous les apprentis entrent au même niveau du cursus scolaire et leur savoir indéterminé augmente avec le temps. Tous se destinent à exercer le métier et la hiérarchie est dite linéaire, c'est-àdire q u ' e l l e f o r m e un système à deux niveaux où presque tous ceux qui occupent le premier niveau atteindront un jour le second. Parallèlement, on trouve une filière plafonnée, où les employés constituent l'infrastructure de la firme ou du service, et accomplissent des tâches qui ne ressortissent pas à la profession (par exemple, les adjoints administratifs), y compris des tâches régies par une autre profession (infirmières ou techniciennes en radiologie). Ainsi comprise, cette forme d'organisation est destinée tant à produire des b i e n s , d e s s e r v i c e s ou d e s c o n n a i s s a n c e s a v e c u n e m a i n - d ' œ u v r e en apprentissage q u ' à former des personnes capables d'exercer une pratique du même type que celle de leurs formateurs. Par conséquent, une division sociale du travail étanche, de type industriel, est impossible car les apprentis sont engagés dans un processus d'autonomisation progressive dont l'étape ultime est la r e c o n n a i s s a n c e c o m m e m e m b r e accrédité d ' u n e p r o f e s s i o n (ou d ' u n e discipline). Une forme de logocratie différente dans les centres de recherche universitaires De la même manière, quand on étudie l'organisation du travail dans les centres de recherche, on ne peut la dissocier du double objectif de formation des personnes et de production du savoir. Mais, à la différence des milieux étudiés p a r D e r b e r et S c h w a r t z , d a n s les c e n t r e s de r e c h e r c h e , les m o m e n t s d'acquisition des savoirs codifié, d ' u n e part, et indéterminé, d'autre part, se chevauchent et, ainsi, fondent la hiérarchie locale mais lui impriment une forme différente de celle de bien des milieux professionnels. Les étudiants entrent à l'emploi du centre à divers niveaux du cursus scolaire, qui se divise en trois programmes déployés suivant une filière ascendante. Selon les programmes d'études, non seulement les savoirs déjà acquis, mais encore ceux que s'engage «Croissez et multipliez-vous» 143 à acquérir le personnel étudiant, diffèrent. Le baccalauréat vise en général à transmettre des connaissances codifiées, alors que le programme de maîtrise vise à faire acquérir des rudiments de la production de nouvelles connaissances et à initier à la recherche. Seul le programme de doctorat mène à l'exercice du métier de chercheur universitaire, car seul le diplôme de doctorat permet d ' o c c u p e r un poste de professeur dans un établissement universitaire, de demander des subventions de recherche et de former de jeunes chercheurs. Les étudiants qui s ' i n s c r i v e n t au p r o g r a m m e de maîtrise sont plus nombreux que ceux qui s'inscrivent au programme de doctorat et les centres embauchent un plus grand nombre d'assistants parmi eux que parmi les étudiants de doctorat. La hiérarchie est par conséquent pyramidale plutôt que linéaire, à la différence du modèle de l'organisation logocratique du travail qui rend compte d'une forme de hiérarchie où tous les «apprentis» se destinent à exercer le même métier que leurs maîtres et pour cette raison, appartiennent tous à une seule filière, ascendante. L'organisation du travail dans les centres de recherche universitaires doit tenir compte de cette particularité des contingents de recrues dans l'accomplissement d'une double mission de formation et de production. En effet, dans les centres de recherche, les apprentis connaissent plus d'une trajectoire au sein de la filière ascendante selon le palier où s'arrête leur progression. En outre, il existe dans les centres de recherche universitaires une filière plafonnée d'emplois de recherche,23 où on peut à la fois retrouver des non-étudiants et des étudiants inscrits à un programme de baccalauréat dans lequel enseignent les chercheurs du centre. Pour ces étudiants, il existe des passerelles vers la filière ascendante, lorsqu'ils s'inscrivent à un programme d'études supérieures dans le champ de connaissance des chercheurs du centre. La division entre les deux filières n'est donc pas aussi nette que ne le laisse voir le modèle de l'organisation logocratique du travail de Derberet Schwartz. La logocratie comme siège d'une tension Un troisième élément distingue les centres de recherche universitaires du modèle de l'organisation logocratique du travail: l'observation met en relief une tension entre les missions de formation et de production dont les impératifs p e u v e n t e n t r e r en c o n f l i t . D ' u n e part, la f o r m a t i o n de c h e r c h e u r s , et particulièrement la transmission du savoir indéterminé, exige une grande disponibilité temporelle de la part des chercheurs; de plus, elle exige d'eux une grande tolérance à l'erreur et même son exploitation à des fins pédagogiques, ainsi qu'un souci d'exposer les néophytes aux tâches variées du métier plutôt que de les spécialiser dans certaines tâches. Bref, au point de départ, le rendement de cette activité est faible, au chapitre de la production, et elle exerce 144 Marie-Josée Legault une ponction sur le temps des chercheurs car elle exige leur présence soutenue auprès des assistants-étudiants. Cela est bien décrit par Pierre Bourdieu: «[...] cela reste vrai [...] dans les écoles mêmes, nombre de modes de pensée et d'action [...] se transmettent de la pratique à la pratique, par des modes de transmission totaux et pratiques fondés sur le contact direct et durable entre celui qui enseigne et celui qui apprend («Fais comme moi»). [...] les savants eux-mêmes ont souvent observé qu'une part très importante du métier de savant s'acquiert selon des modes d'acquisition tout à fait pratiques - la part de la pédagogie du silence [...] est sans doute d'autant plus grande dans une science que les contenus, les savoirs, les modes de pensée et d'action y sont eux-mêmes moins explicites, moins codifiés. [...] On ne peut donc, autant qu'ailleurs, s'en remettre à tous les codes de bonne conduite scientifique - méthodes, protocoles d'observation, etc. - qui sont le droit des champs scientifiques les plus codifiés.» (Bourdieu, 1992, pp. 193-194). Mais, d'autre part, la production de connaissances est une activité dont le rendement est favorisé par l'autonomie dont peuvent faire preuve certains assistants, autonomie que valorisent beaucoup les directeurs de recherche. En effet, elle laisse à ces derniers la jouissance de périodes de temps pour réaliser les t â c h e s qui leur sont plus ou m o i n s e x c l u s i v e s , soit i n t e r p r é t e r et communiquer les résultats. En conséquence, les chercheurs valorisent deux types de personnel autonome: d'abord, un personnel diplômé de deuxième cycle dans leur champ de connaissance, dont la formation a été associée de près à l'emploi au centre (professionnels de recherche ou coordonnateurs), personnel dont l'autonomie provient de l'acquisition des savoirs codifié et indéterminé appropriés. On les embauche à temps complet, de préférence pendant une période de temps où ils ne sont pas engagés dans un programme de troisième cycle. Les chercheurs valorisent aussi un personnel néophyte dans leur champ de connaissance, personnel qui se voit assigner des tâches décomposées et spécialisées qu'il n'a pas contribué à définir. Malgré son inexpérience, et en vertu d'un champ de décision circonscrit, ce personnel peut travailler sans recourir constamment à une personne expérimentée. Dans son cas, l'autonomie dans l'exécution n'exclut pas une position subordonnée et aliénée par rapport aux décisions concernant le processus de travail et une connaissance limitée du reste du processus de production. 24 Il y a peu de place dans ces deux catégories «Croissez et multipliez-vous» 145 pour les étudiants qui sont inscrits aux études supérieures sous la direction de chercheurs du centre et que les chercheurs doivent former. L'examen des exigences propres à la formation de chercheurs et à la production de connaissances met bien en évidence la source de la tension entre les deux missions: une exposition aux tâches variées du métier et la définition large des contenus de tâches favorisent l'autonomisation progressive et, donc, la formation, alors qu'une certaine spécialisation des tâches du personnel de recherche permet d'augmenter le rendement de la production de connaissances. Le modèle de Derber et Schwartz reste muet au sujet d'une tension entre la formation et la production, telle que je l'ai observée dans les centres de recherche universitaires. On ne peut expliquer cette absence dans le modèle par une moindre importance du rendement dans les professions à titre réservé, davantage étudiées par les auteurs, car la concurrence sur le marché de la prestation de services est indéniable. On pourrait à la rigueur avancer que la tension y est tolérée parce qu'on ne connaît pas d'autre système de formation qui soit aussi performant ou parce que le handicap qui pourrait en résulter est réparti entre les «cabinets» d'une même profession. Mais cela ne constitue qu'une faible explication de l'absence de cette dimension dans le modèle. Pour l'instant, rien n'exclut la possibilité d'une tension dans les secteurs étudiés par Derber et Schwartz et des recherches dans ces secteurs seraient nécessaires pour en vérifier l'existence. Dans le réseau universitaire, l'existence même de cette tension et sa définition sont les enjeux d'un débat; certains établissements lui consacrent même des forum collectifs de réflexion. 25 La tension ainsi créée entre leurs deux missions se reflète bien dans le commentaire d ' u n chercheur au sujet des décisions des professeurs quant à l'emploi de leur temps: «Un étudiant [encadré aux études supérieures] coûte deux articles par année.» Pour sa part, en 1989, la vice-rectrice à l'enseignement et à la recherche de l'Université du Québec à Montréal s'inquiétait de cette situation au point d'en faire état publiquement en ces termes: «En d'autres termes, dotés de ressources accrues, les chercheurs ont t e n d a n c e à se t o u r n e r d a v a n t a g e vers le r e c r u t e m e n t de professionnels et de techniciens que vers celui d'un plus grand nombre d'étudiants. Si une telle façon de faire se justifie du point de vue de l'efficacité de l'entreprise de recherche, elle n'est guère compatible avec la finalité première de la recherche universitaire, qui est la formation d ' é t u d i a n t s de deuxième et de troisième cycles.» (Lefebvre-Pinard, 1989, p. 8) 146 Marie-Josée Legault Il ne faut surtout pas déduire de la mise au jour d'une tension que les chercheurs universitaires ne souhaitent pas se consacrer à la formation de chercheurs ou qu'ils déplorent la double mission: au contraire, combiner la production et la formation présente l'avantage non négligeable de favoriser la reproduction des pratiques de recherche. Dans le cadre de ce débat, une étude récente réalisée par le président de la C o m m i s s i o n de la r e c h e r c h e de l'Université Laval (Vinet, 1992) souligne par ailleurs, chiffres à l'appui, que les chercheurs subventionnés ou commandités et membres de centres dirigent un plus grand nombre d'étudiants qui obtiennent un diplôme d'études supérieures que les autres chercheurs subventionnés qui, à leur tour, en dirigent davantage que les professeurs non subventionnés. Une tension créatrice d'une forme particulière d'organisation du travail L'organisation du travail, dans les centres de recherche étudiés, est grandement influencée par le dilemme de la double mission: l'évaluation de la performance au regard de la production et de la formation incite les chercheurs à composer avec la tension entre les impératifs de l'une et de l'autre et pour ce faire, comme nous l'avons vu, ils segmentent la hiérarchie des emplois. La mise en place d ' u n e h i é r a r c h i e s e g m e n t é e r e p r é s e n t e , selon moi, l ' u n des m o d e s de composition avec cette tension entre les deux missions des centres de recherche mis en place par les chercheurs. Or, le débat qui a cours autour de la tension entre l'enseignement et la recherche et de la possibilité de concilier les deux missions occulte selon toute vraisemblance le fait que les modes de composition avec cette tension sont déjà en place dans les centres de recherche, avec une efficacité variable mais néanmoins réelle. Le débat autour de ces questions doit désormais en tenir compte et porter davantage sur les conséquences des modes de composition mis en place. La fonction remplie par la hiérarchie segmentée a pour conséquence de complexifier le processus d'affectation du personnel aux différentes tâches; en effet, l'ensemble des décisions doit permettre d'obtenir un bon rendement à la fois dans la production et la formation, malgré la tension qui existe entre les exigences de l'une et de l'autre. Or, les décisions en matière d'affectation sont fatalement de courte durée et les réaffectations fréquentes, car le procès de travail est hachuré en une cascade d'opérations successives et interreliées. En outre, le personnel qui doit a p p r e n d r e le métier de c h e r c h e u r doit être familiarisé aux tâches diverses plutôt que stable dans un poste, même s'il y excelle. Enfin, le personnel connaît un taux de roulement élevé. L'existence d'une hiérarchie segmentée ne contribue alors à résoudre la complexité du processus d'affectation du personnel de recherche que si elle est «Croissez et multipliez-vous» 147 associée à un ensemble de règles permettant de discriminer les candidats pour les assigner à la tâche qui permet d'en obtenir le meilleur rendement. L'enjeu du classement sélectif du personnel est sa distribution optimale dans chacune des filières afin d ' e n arriver à produire simultanément des connaissances scientifiques tout en formant une nouvelle génération de chercheurs. Nous allons donc voir comment s ' y prennent les chercheurs pour e f f e c t u e r ce classement. Règles de mobilité et de distribution des postes dans la hiérarchie segmentée Parmi les règles d'affectation du personnel aux tâches, il faut compter les programmes d'études choisis par les assistants car ils dénotent leurs aspirations de carrière; l'inscription dans un programme d'études supérieures du champ est une règle nécessaire (le fait pour un étudiant de n'être pas inscrit dans le champ de connaissance des membres du centre est suffisant pour l'exclure de la filière ascendante des emplois) mais n'est pas une règle suffisante. En effet, il faut rendre raison des éléments suivants: • Parmi les assistants inscrits à un même programme dans le champ de connaissance, certains conservent leur tâche première tandis que d'autres sont sélectionnés et déplacés vers des emplois plus riches, sans forcément se destiner au métier. Si l'on compare le niveau d'ancienneté, dans le centre, des assistants et la multiplicité des tâches auxquelles ils sont affectés, on constate que le niveau d ' a n c i e n n e t é ne peut rendre compte à lui seul du p r o c e s s u s d'affectation. Indéniablement, d'autres facteurs de sélection sont à l'œuvre. • En outre, tous ceux qui sont inscrits à un programme de doctorat ne sont pas assignés aux tâches exclusives au métier de chercheur et, inversement, certains étudiants inscrits à un programme de maîtrise y sont assignés, sans forcément se destiner au métier. Le personnel étudiant découvre dans la recherche un métier très spécifique «qui ne s'apprend pas vraiment dans les cours» et dira volontiers que ce qu'il a appris en classe ne lui est utile en rien pour l'exercer. Cette attitude souligne la grandeur des nouvelles exigences qui se révèlent aux étudiants: «Négocier avec les commanditaires et leur présenter les résultats. P a r t i r de z é r o , c h o i s i r d a n s u n e l i t t é r a t u r e v a s t e , f a i r e un développement théorique.» 148 Marie-Josée Legault «La procédure à suivre pour la recherche: c o m m e n t essayer de comprendre un problème précis et en faire le tour.» «Connaître la pratique, dans les cours on ne voit que la théorie.» «Structurer le texte d'un article: c'est très différent d'un mémoire.» «La connaissance de la pratique: comment administrer les tests.» «Préparer une demande de subvention et un devis de recherche: c'est le plus grand apprentissage.» «Se familiariser à toutes les étapes de la recherche.» « S a v o i r p o s e r une p r o b l é m a t i q u e ; être initié au m i l i e u de la recherche, par des conversations avec les directeurs de recherche, entre autres.» Le personnel de recherche découvre ainsi plus ou moins consciemment l'un des enjeux importants de son nouveau statut, car c'est la maîtrise d'un savoir indéterminé qui fondera la nouvelle hiérarchie du lieu de travail. Voici le mot d'un directeur de recherche: «On voit s'ils sont capables de faire ce qu'on leur demande de faire, s'ils pigent rapidement. Ça prend des qualifications différentes des cours ou des examens, de l'imagination et non une intelligence scolaire, la reproduction de contenus d'enseignement. Le processus scolaire permet très imparfaitement de prévoir ça. Il y a un taux de perte important.» L ' a c q u i s i t i o n d ' u n savoir codifié à travers un cursus scolaire constitue le passeport obligé pour pénétrer la filière ascendante d'emplois de recherche, une condition nécessaire mais non suffisante. Dans l'organisation logocratique du travail, on recrute en général sur la foi d'une compétence scolaire qui dit peu de la disposition pratique. Le travail des directeurs de recherche consiste entre autres à repérer ceux qui sont disposés à l'acquérir et à leur inculquer le savoir indéterminé du métier. Ils peuvent ajuster la trajectoire de chacun des candidats à l'évaluation «sur le tas» de ses dispositions. Un système de sélection spécifique à la hiérarchie segmentée Mais qu'évaluent les directeurs de recherche, pour distinguer les «élus» des autres? «Être capable de faire quelque chose seul, pouvoir évaluer le temps qu'on mettra et le respecter, donner sa parole.» «Croissez et multipliez-vous» 149 «La débrouillardise, être capable de chercher des façons de trouver les données.» «C'est très intuitif, pas du tout chiffré [...] J'avais un étudiant qui ne savait rien, mais qui était sympathique, avait de la facilité avec les [sujets]; assez vite, j e n'ai plus eu à aller sur le terrain. Un autre qui s'est mis à poser des questions sur les règles du codage: j ' a i senti qu'il pouvait aller plus loin.» «C'est insatisfaisant si l'étudiant n'est pas intéressé, si on ne trouve pas de langage commun.» « J ' a i m e q u ' i l s c o m p r e n n e n t au l i e u d e t r a v a i l l e r de f a ç o n mécanique. Il y en a qui n'embarquent pas, qui ne veulent qu'une expérience dans leur C.V., un par exemple, à cinq heures il était parti, il ne discutait pas beaucoup du projet, s'y intéressait plus ou moins, mais faisait son travail.» L'évaluation ne se fonde pas sur des critères mesurables, universels et bien définis. Ce qu'on évalue ainsi est plus de l'ordre de Yhabitus, c'est-à-dire d'une «matrice de dispositions» (Bourdieu, 1980): la capacité de reconnaître par association une situation même si elle résulte d ' u n e conjoncture singulière, d ' i n v e n t e r à p a r t i r de d i r e c t i v e s g é n é r a l e s ; la c a p a c i t é d ' a c c o m p l i r les potentialités les plus rares des moyens disponibles et donc d'en avoir compris tous les tenants et aboutissants (Bourdieu, 1980, p. 95). Les chercheurs visent à inculquer à une nouvelle génération d'étudiants en sciences de l'humain et du social Yhabitus du chercheur universitaire et tenteront, en conséquence, de discriminer les candidats dont les comportements s'en approchent. 26 En effet, les assistants pour lesquels il apparaît rentable d'investir le temps qu'il faut pour inculquer Yhabitus du chercheur sont ceux qui sont susceptibles de reproduire les pratiques enseignées en exerçant le métier de chercheur, entre autres ceux qui témoignent de «dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelque sorte préadaptées à leurs exigences» (Bourdieu, 1980, p. 95). Deux raisons président au choix d'expliquer par Yhabitus, c'est-à-dire par un e n s e m b l e de principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations (Bourdieu, 1980, p. 88), de schèmes de perception, de pensée et d'action (Bourdieu, 1980, pp. 91 et 101) adaptées à la pratique de la recherche dans un c h a m p de connaissance, la sélection de certains candidats par les directeurs de recherche. D'abord, une telle explication a la vertu, en vertu d'un parti pris matérialiste, de fonder sociologiquement une disposition qu'autrement on est f o r c é d ' e x p l i q u e r p a r l ' i n t e r v e n t i o n d ' u n e g r â c e a u x o r i g i n e s 150 Marie-Josée Legault m y s t é r i e u s e s et aux a p p a r i t i o n s c a p r i c i e u s e s : le « t a l e n t » . L'habitus se développe par l'exposition récurrente à des situations dont les caractéristiques sont propres à éveiller des réponses appropriées devant les problèmes de la recherche. Mais la seconde vertu du recours au concept d'habitus est d'éclairer le processus qui suit la sélection et qui consiste à «fabriquer» un chercheur universitaire. Si l'étudiant «élu» a su développer, au cours de l'exposition récurrente à certaines situations, un ensemble de dispositions favorables à la recherche, son «élection» aura pour principale conséquence de favoriser une exposition intensive à des situations qui permettent de développer l'ensemble de ces dispositions et ainsi de construire dans l'interaction un habitus de chercheur universitaire. En effet, les directeurs de recherche attribueront aux étudiants sélectionnés pour leur virtuosité dans l'usage du savoir indéterminé et se destinant au métier de chercheur (le plus souvent des étudiants de doctorat) les tâches (plus rares) leur permettant une plus grande exposition aux conditions exclusives du métier. Ces étudiants seront affectés à des tâches où, par rapport aux précédentes, ils sont moins longtemps en contact avec les matériaux et les instruments et plus longtemps avec la théorie et l'interprétation, comme le souligne judicieusement Shinn pour un tout autre domaine de recherche. 27 On leur confiera aussi des tâches d ' a d m i n i s t r a t i o n du projet de recherche, de tutorat et de rédaction conjointe d'articles; ils y apprendront comment mettre sur pied et maintenir un projet ou une équipe de recherche, comment obtenir et cultiver le soutien des commanditaires, comment gérer les relations de travail et négocier avec les administrations universitaires, comment soumettre une demande de subvention de recherche (Fujimura, 1987a, p. 280). Notamment, les directeurs de recherche sélectionnent certains assistants diplômés d'études supérieures sous la direction de chercheurs du centre, qu'ils promeuvent aux postes de «professionnel de recherche» ou de «coordonnateur» au sein du centre, qui jouissent d'une rémunération plus élevée que celle des assistants et de contrats de plus longue durée que ceux des autres membres du personnel de recherche. Ce personnel effectue notamment certaines tâches d'administration d'un projet de recherche, est exposé à un cycle complet de production, initie et encadre des assistants moins expérimentés, leur assigne des tâches et supervise leur travail: «Je ne fais plus ni courrier ni paperasse, sauf les soumissions de publications, ça agace [le directeur] et c'est pas bien compliqué [...] Rentrer les données j ' e n fais de moins en moins; il y a toujours un «Croissez et multipliez-vous» 151 assistant à dix heures par semaine qui peut aider [...] Je fais surtout de l'analyse statistique, de l'écriture et je m'occupe des assistants.» Parmi les tâches exclusives confiées aux plus expérimentés et de préférence aux futurs chercheurs, il y a le tutorat. On assiste alors à une f o r m e de collectivisation du travail de formation de chercheurs, où les assistants plus expérimentés forment en partie les plus novices: «Ma stratégie avait été dès le début de ma carrière d'en former un rapidement et la deuxième année il pourra former les autres; ils s'apprennent les uns les autres et ça va mieux qu'avec le prof: il n'y a pas de compétition ....» Une hiérarchie segmentée réductrice de la tension Ainsi le plus grand investissement en temps que doivent consacrer les c h e r c h e u r s a c c r é d i t é s aux f u t u r s c h e r c h e u r s e s t - i l c o m p e n s é par l'accomplissement par ces derniers de tâches de tutorat et de formation auprès des plus jeunes. Leur présence sur les lieux de travail fait d'eux des ressources de première main pour l'information, le dépannage et la formation, un palier préalable à la consultation auprès des directeurs de recherche, un «filtre» pour les questions embêtantes qui se posent en cours de travail: «Je dois savoir ce qui en est, régler les p r o b l è m e s , pour [le directeur] je suis un peu le pivot du laboratoire. Il a beaucoup de personnes à sa charge. Alors les étudiants passent par moi [...] Ils font des premières analyses, ensuite [le directeur] et moi on se met ensemble, on vérifie, on fait des corrections.» Toutefois, le découpage de cette portion déléguée du contrôle du travail ne s'effectue pas au hasard, et les parts respectives du contrôle effectué par les assistants plus expérimentés et les directeurs de recherche ne recouvrent pas le même territoire. En d'autres termes, les uns ne remplacent pas indifféremment les autres. Les assistants déclarent que, pendant les périodes de collecte de données, le contrôle s'estompe après une période intensive d'uniformisation et de distribution de consignes. Une série d'opérations plus ou moins routinières, exigeantes en temps et en main-d'œuvre peut être prise en charge par des assistants débutants, supervisés par des professionnels de recherche ou par des coordonnateurs. Les directeurs de recherche s'assureront de la conformité des résultats avec leurs prescriptions, mais la conformité du processus n'est pas soumise à leur vérification constante. Cela se reflète dans la structure pyramidale: 152 Marie-Josée Legault «[À titre de e o o r d o n n a t e u r , ma t â c h e ] est de r e c r u t e r [ . . . ] , d'embaucher, de former les nouveaux, de surveiller les horaires qui varient à l'infini selon les disponibilités, de remplir les formulaires pour les organismes subventionneurs, d'acheter de l'équipement [...] Je résumerais en disant que je fais l'intermédiaire entre les chercheurs et les assistants. Je me tiens au courant de l'état des travaux dans chacune des sections, des problèmes survenus, je m'informe auprès des responsables de section. Je rends compte des progrès dans les sections à chacun des chercheurs responsables [...] Je p r e n d s la d é c i s i o n f i n a l e si l ' o b j e t ne c o n c e r n e pas les chercheurs: par exemple, embaucher [du personnel d'appoint pour des tâches non qualifiées], [Le directeur] a le dernier mot pour les q u e s t i o n s de d e v i s , m a i s n o u s p a r t a g e o n s les d é c i s i o n s administratives.» «Les étudiants viennent me voir pour avoir des données, parce q u ' i l s ne c o m p r e n n e n t pas et les p a t r o n s les e n v o i e n t au professionnel de recherche [...] Je leur explique en quoi consiste leur tâche, je les initie à l'informatique, je réponds à leurs questions, je conseille les patrons au sujet de la distribution des tâches entre les assistants, j'assigne les tâches en fonction du temps qu'ils ont.» Cette première forme de tutorat est verticale et s'exerce des professionnels de recherche ou des coordonnateurs vers les assistants moins expérimentés. Il existe aussi une forme d'intertutorat, qui engendre une autonomie collective du groupe d'assistants. Le développement de l'usage de l'informatique crée un nouvel axe de spécialisation horizontal au sein du regroupement de chercheurs. On tente de rentabiliser l'effort individuel de formation des assistants en les assignant par la suite au soutien des autres, ou encore le font-ils spontanément eux-mêmes. La résolution des situations difficiles repose beaucoup sur la communication directe entre pairs. Outre cela, les assistants d'égal statut pratiquent régulièrement une forme d'entraide qui leur évite bien des recours aux directeurs de recherche. Le véritable lieu des rapports logocratiques La participation à la rédaction d'articles destinés à des publications savantes et sa reconnaissance par la cosignature sont en général réservées aux assistants inscrits à un programme de doctorat sous la direction de leur employeur; 28 il en va de même pour la rédaction des demandes de subvention. Par sa rareté et son importance, la cosignature est un enjeu important pour les étudiants et leurs «Croissez et multipliez-vous» 153 aspirations en cette matière croissent conformément aux «droits de préemption sur le futur» (Bourdieu, 1980, p. 107) c'est-à-dire à leur position dans le cursus scolaire. Pour ceux qui ne se destinent pas au métier, l'enjeu est de moindre importance. Ce droit de propriété intellectuelle que consacre la cosignature est attribué en fonction de critères fondés sur le «savoir ajouté» par les assistants, ce qui implique qu'ils sont dès lors engagés dans une relation biunivoque, fournissant et recevant du savoir. La cosignature témoigne du processus d'autonomisation progressive: «Les articles seront cosignés avec l'assistant selon ce qu'il a fait sans que cela lui soit demandé, les initiatives, les problèmes résolus sur lesquels on était bloqué. Inversement, il ne sera pas co-auteur s'il a fait correctement et précisément ce que j e lui ai demandé, des calculs par exemple, du travail de routine et non de création.» L'attribution de ces tâches consacre la reconnaissance de la détention d'atouts valorisés dans le champ et l'amorce d'un processus de transformation de ces atouts en un habitus de chercheur universitaire. La reconnaissance de cette disposition fournit en effet le passeport vers des lieux privilégiés de sa transmission: l'étudiant assigné à ces tâches est soumis à un processus de socialisation qui lui permet d'incorporer, d'intérioriser les conditions sociales du c h a m p en un habitus d e c h e r c h e u r u n i v e r s i t a i r e d e c e c h a m p . La transmission du savoir indéterminé et son intégration dans l'habitus exige une pédagogie tout à fait différente de celle qui soutient la transmission d'un savoir codifié; elle exige entre autres le contact direct et durable entre chercheurs et étudiants (Bourdieu, 1992, pp. 189-195). Comme le dit bien Bourdieu, 1992, p. 191: «Des chercheurs plus ou moins avancés présentent des objets qu'ils ont essayé de construire et ils sont soumis à l'interrogation et, à la manière d'un vieux «compagnon», comme on dit dans le langage des «métiers», j'essaie d'apporter l'expérience que j ' a i tirée de tous les essais et les erreurs du passé.f...] Étant donné que ce qu'il s'agit de c o m m u n i q u e r , c ' e s t essentiellement un modus operandi, un m o d e d e p r o d u c t i o n s c i e n t i f i q u e q u i s u p p o s e un m o d e d e perception, un ensemble de principes de vision et de division, il n ' y a p a s d ' a u t r e m a n i è r e d e l ' a c q u é r i r q u e d e le v o i r o p é r e r p r a t i q u e m e n t , ou d ' o b s e r v e r c o m m e n t , s a n s n é c e s s a i r e m e n t s ' e x p l i c i t e r s o u s f o r m e de p r é c e p t e s f o r m e l s , c e t habitus scientifique, puisqu'il faut bien l'appeler par son nom, «réagit» 154 Marie-Josée Legault d e v a n t d e s c h o i x p r a t i q u e s - un t y p e d ' é c h a n t i l l o n n a g e , un questionnaire, etc.» Dans les tâches q u ' o n leur confie alors, le rendement des étudiants est faible au chapitre de la production mais ces tâches ont pour caractéristique de constituer des écoles du métier de chercheur. Elles ne sont pas nécessaires pour se voir décerner le diplôme, mais elles constituent un système amplificateur des compétences des aspirants au titre de chercheur. En effet, si un cursus d'études supérieures exempt de l'exposition à cette pratique permet d'acquérir certaines compétences requises pour la recherche, seule l'expérience du travail dans un centre de recherche fournit l'exposition à la pratique de la recherche collective et permet notamment de comprendre et d'appliquer les principes de division du travail de recherche et de l'attribution des tâches selon les compétences des membres et les impératifs du projet et du centre, la coordination d'équipes et de projets concomitants et la surveillance à distance des opérations de terrain. Par ailleurs, pour les chercheurs, la formation de futurs chercheurs favorise la reproduction de leur pratique de recherche dans le champ. L o r s q u ' i l s ne se destinent pas au métier de c h e r c h e u r , les assistants acquièrent des savoirs qui ne sont pas exclusifs au métier de chercheur et qui s o n t s o u v e n t t r a n s f é r a b l e s à d ' a u t r e s e m p l o i s , n o t a m m e n t l ' u s a g e de l'informatique ou la technique d'entrevues. L'emploi au centre remplit alors (tout au plus) une fonction analogue aux stages dans d'autres programmes d'études. Conclusion J'ai exposé dans cet article en quoi l'organisation du travail dans trois centres de recherche en sciences de l'humain et du social se fonde sur l'impératif, pour les chercheurs, de remplir une double mission de formation de chercheurs et de production de connaissances et, en conséquence, de résoudre la tension que crée cet impératif. Cela met en cause le modèle de l'organisation logocratique du travail développé par Derber et Schwartz qui reste muet quant à une telle tension. Une hiérarchie segmentée se met en effet en place pour résoudre la tension entre l'enseignement et la recherche, qui représente selon moi une façon nouvelle d'organiser le travail de recherche en sciences de l'humain et du social par rapport aux modes d'organisation du travail hors des centres de recherche dans les universités. 29 Dans cette hiérarchie, si la position dans le cursus scolaire constitue le premier critère d'affectation du personnel, le jugement porté par les directeurs de recherche constitue le second mais non le moindre. La notion d'habit us empruntée à Pierre Bourdieu permet d'éclairer le processus de cette «Croissez et multipliez-vous» 155 évaluation à un double titre: non seulement les étudiants retenus sont-ils ceux en qui on reconnaît les dispositions préalables propres à favoriser l'inculcation rapide d ' u n habitus de chercheur universitaire, mais encore ces étudiants y gagnent-ils l'accès à des tâches susceptibles de favoriser cette inculcation. Dans le cours de ces choses, cependant, l'action pédagogique dans les programmes d'études supérieures se trouve profondément transformée. Bien que l'existence d'un système de sélection ne soit pas nouveau, celui des centres de recherche universitaires est inédit car, à la différence de celui qui existe hors des centres de recherche: 1. Ce système de sélection est f o n d é sur des critères d ' a c q u i s i t i o n d ' u n habitus du travail collectif de recherche au lieu d ' u n habitus du travail individuel, ce qui contribue à reproduire un nouveau type de chercheurs dans le milieu universitaire. 2. Les étudiants qui ne sont pas sélectionnés pour les tâches exclusives au métier de chercheur contribuent de façon importante à la production au lieu de s i m p l e m e n t s ' a j o u t e r à la liste d e s d i p l ô m é s d ' u n e u n i t é . C e l a «rationalise» l'usage des étudiants en permettant de tirer parti des étudiants aux capacités et aux aspirations différentes. Cette dernière caractéristique présente un certain risque de dualisation des contenus de formation dans les centres de recherche: on observe une certaine tendance à assigner certains étudiants de maîtrise à des tâches routinières semblables à celles des nonétudiants. L'existance même de tâches parcellaires dans les centres de recherche représente un enjeu important en matière de formation. Ces tâches apportent aux étudiants qui les occupent le bénéfice d'un salaire, m a i s un m a i g r e p o t e n t i e l de f o r m a t i o n , c o m m e d o n n e à p e n s e r ce commentaire d'un directeur de recherche: «Diriger plus d ' é t u d i a n t s ? Non, quatre ç ' e s t assez, à cause du temps! Ou sinon d'autres professionnels de recherche [...] Le seul avantage à embaucher des étudiants c'est la formation. Ils font aussi les tâches que j e voudrais pas faire: accumuler des données, des tâches routinières, bebêtes qu'un assistant peut faire.» En outre, j e tiens cette forme d'organisation du travail pour exclusive aux centres de recherche universitaires. On peut arguer que l'usage de la division sociale et technique du travail exposée ici n'est pas l'apanage de ces centres: si les chercheurs y sont portés à l'emprunter pour parvenir à utiliser une maind'œuvre en formation, les chercheurs des centres privés, s'ils ne sont pas tenus de former des jeunes recrues, font de même pour augmenter le rendement. 156 Marie-Josée Legault A u t r e m e n t dit, m a l g r é c e t t e p a r t i c u l a r i t é des c e n t r e s de r e c h e r c h e universitaires qui confie aux chercheurs la mission de former la relève, on pourrait croire que les moyens empruntés pour composer avec la tension entre les deux missions donnent une même forme d'organisation du travail que celle que mettraient en place les chercheurs non assignés à la formation. Cependant, les deux formes d'organisation se distinguent par un élément important: le personnel des centres de recherche universitaires doit acquérir des niveaux variables de savoir en travaillant et les chercheurs doivent superviser le processus d'acquisition. Les assistants, embauchés à partir d'un certain niveau de savoir, sont destinés à quitter le centre aussitôt qu'ils auront atteint un niveau supérieur de savoir, déterminé par un ensemble de normes et de critères connus des membres du centre. Cela d i s t i n g u e les centres de r e c h e r c h e universitaires des centres de recherche où le personnel n'est pas en formation, ne recherche pas avant tout la sanction du savoir acquis en travaillant et connaît une plus grande stabilité. Les chercheurs ne sont pas tenus d'apprendre aux assistants un savoir supérieur à celui qu'ils ne détiennent déjà. En conclusion, malgré de grandes similitudes avec l'organisation collective du travail de recherche en sciences de l'humain et du social qui prévalait avant la mise en place des programmes provinciaux de financement de la recherche, la hiérarchie segmentée des centres de recherche étudiés représente selon moi une forme nouvelle d'organisation du travail de recherche en sciences de l'humain et du social et, de surcroît, associée de près à la tension propre à la double mission des centres de recherche universitaires. Notes 1 La forme masculine est employée au sens générique et inclut le genre féminin. Dans les centres de recherche étudiés, nous retrouvons des hommes et des femmes. Je prie donc la lectrice et le lecteur de se rappeler la présence des unes et des autres. 2 Cela correspond à une tendance persistante au Canada et aux États-Unis et défendue par un groupe de partisans au Québec, par exemple devant la Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec (commission Parent). Voir aussi à cet égard le Livre vert: Pour une politique québécoise de la recherche scientifique, 1979, p.25-33, et Chartrand, Duchesne et Gingras (1987) p.296-8. 3 Pour plus de précision, signalons qu'une étude du Fonds F.C.A.R. portant sur La recherche universitaire québécoise dans les sciences humaines et sociales, publiée en mars 1991, calcule qu'entre 1985 et 1988, le C.R.S.H. et le Fonds F.C.A.R. ont financé dans leurs principaux programmes 1 143 chercheuses et chercheurs québécois. De ce nombre, 23,7% ont été financés par les deux organismes à la fois; 41,2% ont été «Croissez et multipliez-vous» 157 exclusivement financés par le Fonds F.C.A.R.; enfin, 35,1% ont été exclusivement financés par le C.R.S.H. Si l'on additionne les deux premiers, on constate que 64,9% des chercheurs financés reçoivent des subventions du Fonds F.C.A.R. L'orientation des programmes du Fonds F.C.A.R. est mise en évidence lorsqu'on additionne le programme «Actions spontanées» au programme «Centres de recherche» et au programme «Equipes et séminaires»: les trois programmes de regroupement de chercheurs du Fonds F.C.A.R. représentent 94,5% du budget total de subventions. 4 Au sujet de la structuration de l'organisation du travail de recherche en sciences de la nature, lire Whitley (1984); pour l'Europe, lire: Ben-David (1964, 1976), Crosland (1967, 1975), Jaraush (1983), Mendelsohn (1964), Porter (1978), Redner (1987). Pour l'Allemagne: McClelland (1980), R.S. Turner (1971, 1974, 1981). Pour la France: Fox et Weisz (1980), Verger (1986). Pour l'Angleterre: Jungnickel (1979), Kearney (1970). Pour le Canada: Gingras (1991a et b). ^ Parmi les formes d'organisation du travail universitaire préexistantes, encore répandues et qui ne sont pas exclusives aux sciences de l'humain et du social, il est courant de voir les étudiants réaliser un projet de recherche dont ils sont les seuls artisans; les directeurs de recherche supervisent ce projet mais leur propre projet de recherche est distinct. Lire aussi Chartrand, Duchesne et Gingras (1987), chap. 9. 6 De telles prises de position sont le fait d'un ensemble d'acteurs, car le gouvernement du Québec met en place sa politique scientifique en lien avec le monde de la recherche: chercheurs et administrateurs de recherche, et les lieux d'élaboration et d'administration de la politique scientifique sont investis de ces débats. ^ Prônant des approches fort différentes, citons notamment B. Barncs, J. BenDavid, B. Clark, R. Collins, C. Derber, E. Freidson, H. Kucklick, E. Mendelsohn, R. K. Merton, T. Parsons. Au Québec, citons P. Dandurand, Y. Gingras, M. Fournier, L. Maheu, P. Tancred-Shcriff. Cette liste, ainsi que celles qui suivent, n'est pas exhaustive et ne tient pas compte d'une multiplicité d'études effectuées sur des champs ou disciplines particulières. ^ Prônant des approches fort différentes, citons notamment M. Callon, H. M. Collins, E. Gerson, K. Knorr-Cetina, B. Latour, M. Lynch, N. C. Mullins, A. Pickering, T. J. Pinch, S. Restivo, S. Shapin, S. Traweck, S. Woolgar. Pour le Québec, citons A. Cambrosio, R. Keating, C. Limoges, M. Trépanier. 9 Prônant des approches fort différentes, citons notamment J. Ben-David, K. Jaraush, C. Jencks et D. Riesman, H. Reuter et P. Tripier. Pour le Québec, citons D. Bertrand, D. Blondin, P. Dandurand, M. Fournier, Y. Gingras, L. Maheu. Les questions reliées aux rapports qu'entretiennent les travailleurs avec l'outil de travail, l'objet de recherche et la division technique du travail seront traitées dans un article subséquent. ' 1 Dans un premier temps, j'ai posé une condition obligatoire à la sélection d'un échantillon de trois centres parmi les 11 qui correspondaient à la description énoncée plus bas: les champs auxquels se rattachent les connaissances produites devaient être distincts d'un centre à l'autre. Certaines considérations pratiques s'imposaient: les membres devaient accepter ma présence parmi eux pendant cinq mois; en outre, les 158 Marie-Josée Legault centres devaient ctre géographiquement assez proches les uns des autres pour me permettre de me déplacer selon les activités des uns et des autres. Plusieurs conditions traditionnellement retenues dans l'étude de l'organisation du travail n'étaient pas pertinentes en vertu de leur constance dans les centres de recherche, notamment la taille et l'âge de l'organisation. Par contre, une condition très déterminante dans ces études l'est aussi dans le secteur de la recherche: les «procédés de production», autrement dit les méthodes employées pour produire des connaissances. Empruntant les catégories des acteurs observés (dont je suis ... ), j'avais ainsi défini la dernière condition: l'échantillon doit comprendre des centres où les chercheurs usent majoritairement de méthodes «qualitatives» et d'autres de méthodes «quantitatives». L'étude a confirmé la pertinence d'une prise en compte des méthodes pour l'étude de l'organisation du travail, même si je n'utiliserais plus de telles catégories aujourd'hui. Je remercie tous les membres des centres pour leur ouverture, leur disponibilité et leur souplesse devant la conduite à l'allure parfois ésoterique d'une démarche ethnographique. 12 Citons notamment les pionniers: Latour et Woolgar (1979) et Knorr-Cetina (1981). La note 12 évoque aussi plusieurs des tenants de cette approche. 13 Citons notamment les travaux de Merton, qui s'intéressaient aux aspects plus macrosociologiques de la science: modes de financement, système normatif et système de récompense, organisation de la «communauté scientifique» analysée à l'aide du modèle de la profession. 14 Citons notamment Crozier et Friedberg (1977), Hammersley et Atkinson (1983), H. Mintzberg (1979, 1983), Van Maanen (1982). Citons notamment Anderson (1981), Fujimura (1987b), Lepenies (1981), Lynch (1987), ainsi que les auteurs cités à la note 9. 15 entrevues chez les assistants, 9 femmes, 6 hommes; 17 chez les chercheurs, 8 femmes, 9 hommes; enfin, 2 chez les adjoints administratifs. ^ Les professionnels de recherche, aussi appelés coordonnateurs, sont d'anciens assistants promus après des études de maîtrise dans le champ de connaissance du centre et en général embauchés à temps plein. Les assistants sont les autres membres du personnel de recherche. p a r convention, le terme personnel de recherche recouvre l'ensemble des employés subordonnes des projets de recherche, soit tant les professionnels de recherche et les coordonnateurs que les assistants. II faut toutefois souligner que seules des femmes, employées d'un homme ou d'une femme, sont assignées aux tâches de ménage ou de secrétariat. Le processus met ainsi enjeu une sexualisation des manifestations de l'évaluation. Dans les professions à titre exclusif, tous les producteurs d'une logocratie sont membres ou futurs membres du champ de connaissance. Au Québec, la formation en médecine, en architecture et en droit en fournissent de bons exemples. 21 Jamous et Pcloille (1970), p. 112. La notion de savoir indéterminé ressemble beaucoup à celle de local et de tacit knowledge développées dans les travaux en sociologie des sciences; à ce sujet, lire la revue des travaux existants réalisée par Cambrosio et Keating (1988). Ces notions renvoient à un savoir non codifié mais pas «Croissez et multipliez-vous» 159 nécessairement non codifiable ni non transmissible et, autant que le savoir codifié, sujet à la négociation, à la discussion et à la construction. 22 Au sujet de la pertinence de ces observations pour le travail de recherche en sciences de l'humain et du social, il faut lire Bourdieu (1992), p.189-95. 2^ Et non d'emplois strictement reliés à l'infrastructure de l'organisation, comme dans le modèle de l'organisation logocratique du travail de Derber et Schwartz. il est d'ailleurs abusif d'associer automatiquement autonomie dans l'exécution de la tâche et qualification élevée: plusieurs tâches répétitives et déqualifiées s'exercent dans une grande autonomie, au sens défini plus haut. 25 Le 13 novembre 1989, à l'Université du Québec à Montréal, le Décanat des études avancées et de la recherche organisait une conférence-débat ayant pour titre: «La formation d'étudiantes et étudiants aux études avancées nuit-elle au développement de la recherche?». Les professeurs y faisaient entre autres état du peu de considération accordée à la formation notamment dans l'évaluation des demandes de congé sabbatique, dans la comptabilité de la charge de travail et dans l'évaluation des candidatures à des fins de promotion. 26 Lire à ce sujet le récit du processus de sélection et de transformation d'un étudiant en un physicien expérimentateur par Joseph J. Thomson à la fin du XIXiômc siècle (Gingras,1991a), p.44). 27 Shinn (1988), à propos de la hiérarchie des tâches d'un laboratoire d'hydrodynamique et de mécanique physique. 28 Une étude du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Science souligne que la participation à une équipe de recherche favorise la menée à terme des études et la production d'articles et de communications scientifiques par les étudiants. L'étude met aussi en évidence que les étudiants membres d'une équipe de recherche ne finissent pas plus rapidement leur mémoire ou leur thèse. Ce n'est pas là l'avantage qu'ils retirent de leur participation. Le fait que bien des étudiants pensent le contraire au moment de choisir de prendre part aux activités du centre constitue un bon exemple de l'indétermination du contexte de la décision pour les acteurs. Le lecteur intéressé peut consulter: Lamarche (1989). 2^ À tout le moins les modes d'organisation des chercheurs solitaires en sciences de l'humain et du social. La question de déterminer la ressemblance et la différence entre l'organisation du travail dans les centres de recherche et les équipes, qui occupent une position intermédiaire entre le chercheur solitaire et le centre, représente un intérêt certain; néanmoins cette question devrait faire l'objet d'un autre article, dans lequel elle serait posée à l'intérieur d'un cadre différent. Entre autres, il serait intéressant de mesurer l'effet du lieu de travail commun, bien plus souvent le fait des centres que des équipes, sur certaines particularités de l'organisation locale du travail, telle que la hiérarchie segmentée et l'existence d'une filière plafonnée. Quant à la question de savoir si la forme d'organisation du travail constatée dans les centres de recherche en sciences de l'humain et du social peut ressembler à celles qui seraient constatées dans les centres de recherche d'autres disciplines, particulièrement en sciences de la nature, il s'agit là aussi d'une intéressante question, qui fait partie d'un programme de recherche à plus 160 Marie-Josée Legault long terme. En effet, si le présent article aborde les dimensions communes de l'organisation du travail des trois centres de recherche étudiés, un autre article aborde les dimensions qui les distinguent et qui font apparaître l'interaction des questions de champs disciplinaires et de méthodes de recherche avec l'organisation du travail. On voit alors apparaître des distinctions qui mettent en évidence l'intérêt des comparaisons interdisciplinaires. Bibliographie Anderson, R. S. (1981). The necessity of field methods in the study of scientific research. Dans Mendelsohn, E., et Yehuda, E., Sciences and cultures (pp. 231-244). Dordreicht: Reidel. Ben-David, J. (1964). Scientific growth: A sociological view, Minerva, 2, 455-477. Ben-David, J. (1976) Centers of learning: Britain, France, Germany, U.S. New York: McGraw Hill. Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris: Minuit. Bourdieu, P. (1992). Réponses. Pour une anthropologie réflexive. Paris: Seuil. 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